La furie d’un étudiant (Aix-en-Provence, 20 février 1873)

L’an mil huit cent, etc.
Pardevant nous Monge Hippolyte, commissaire de police, etc.
S’est présenté le sieur Coudoy Quinquis, âgé de 22 ans, étudiant en droit, cours St Louis [1], n°47, lequel a déclaré ce qui suit :
DR.
Étudiant. DR.
« En passant la nuit dernière sur le cours [2], entre trois et quatre heures du matin, un nommé Boyer Jacques, étudiant en droit, et qui était accompagné de ses amis, étudiants comme lui, les sieurs Allardi François et Médecin Adolphe, m’a appelé à plusieurs reprises, sur le ton de la plaisanterie, comme il en a l’habitude ; m’étant borné à lui répondre que je n’étais nullement disposé à m’attarder davantage et que j’étais décidé à aller me coucher, l’étudiant Boyer m’a traité brutalement en me portant des coups de canne. En même temps, ses camarades déjà nommés m’ont frappé de la même façon et m’ont ensanglanté la tête. Dans cette circonstance, j’ai pris la fuite et je suis allé faire ma déclaration au poste de police et je me suis rendu de là à l’hôpital pour réclamer quelques soins. Je ne puis désigner des témoins de cette scène ; j’ajoute qu’Allardi, après m’avoir volé quelque monnaie d’argent dans l’une de mes poches, voulait s’emparer de ma montre. »
Nous, commissaire de police, avons procédé à une information extra-judiciaire, et le sieur Boyer Jacques, âgé de 21 ans, étudiant, rue Pont-Moreau [3], n°18, déclare ce qui suit :
« Dans la nuit du 19 au 20 courant, je me trouvais avec mes collègues Allardi, Médecin, Peillon et Abattuci dans un local contigu à celui du cercle situé au-dessus du café Clément où nous dînions, lorsque le sieur Coudoy, étudiant, d’origine égyptienne, entra, s’assit auprès de nous ; nous ayant exprimé le désir de boire, bien qu’il fût pris de boisson. Nous lui répondîmes qu’on allait mettre un verre à sa disposition. Mais, sans attendre davantage, il prit mon verre pour boire son contenu. Je lui observai que son attitude n’était pas convenable et qu’il voulût bien se servir du verre qu’on lui offrait pour boire tant qu’il voudrait. Coudoy s’obstina à prendre mon verre qu’il vida et qu’il brisa ensuite. Il lança contre le mur le verre d’un assistant et qui brisa également.
« Nous invitâmes alors Coudoy à se retirer, mais au lieu de déférer à notre invitation, il saisit une carafe qui se trouvait à sa portée et allait me frapper sur la tête, lorsque je fus assez heureux pour éluder un mauvais coup. La carafe fut se briser contre le mur. Nous intervînmes alors plus énergiquement et nous le chassâmes. Nous ne nous préoccupions plus de lui lorsque des clameurs insolites vinrent frapper notre attention. Nous ouvrîmes une fenêtre donnant dans la rue de la Monnaie [4] et nous aperçûmes Coudoy gesticulant et proférant des mots inarticulés. Nous nous remîmes à table.
« À l’expiration d’un intervalle de dix minutes, nous comprîmes que Coudoy appelait l’un de nous, le nommé Allardi. Ce dernier descendit mais, à mesure qu’il rejoignit Coudoy, celui-ci l’attaqua à coups de pied, cherchant à l’atteindre aux parties sexuelles. En percevant comme le bruit d’une lutte, nous descendîmes, Médecin, Peillon, Abattuci et moi, pour nous assurer de ce qui se passait et, après avoir cherché à modérer et à calmer Coudoy, nous remontâmes, ainsi qu’Allardi. Mais peu après Coudoy revint à la porte du cercle, nous agonit d’injures, nous qualifiant de canaille, disant qu’il voulait nous enculer et frappa tellement la porte du cercle située sur la rue qu’on eût dit en constatant ultérieurement son état, qu’elle avait été criblé de coups de canne à épée.
« Nous descendîmes encore et nous poursuivîmes Coudoy. C’est alors que Médecin, d’après ce que dit Allardi, aurait frappé Coudoy d’un très fort coup de canne sur la tête et qui a déterminé une effusion de sang dont la chemise et les effets du plaignant se trouvent empreints. Pour vous donner la mesure du cynisme de Coudoy, je dois vous dire qu’à l’occasion d’un repas auquel nous l’avions invité antérieurement, il avait pissé sur la table et considérablement vexé l’assistance par ses obscénités. »Les sieurs Allardi François, âgé de 20 ans, rue Grande Saint-Esprit [5], n°21, Médecin Adolphe, âgé de 19 ans, rue des Gantiers [6], n°12, Boyer Jacques, âgé de 20 ans, rue Pont-Moreau [2], n°18, Peillon Francis, âgé de 20 ans, rue Grande Saint-Esprit [5], n°21, et Abattuci Charles, âgé de 23 ans, rue du Louvre [7], n°3, confirment le langage de Boyer.
Rue Espariat (ancienne rue Grande-Saint-Esprit), à Aix. DR.
Rue Espariat (ancienne rue Grande-Saint-Esprit), à Aix. DR.
Médecin Adolphe, âgé de 19 ans, étudiant, rue des Gantiers, n°12, avoue d’avoir frappé très fortement Coudoy à la tête avec sa canne, mais il dit que sa conduite se justifie par les violences dont Allardi était l’objet de la part de Coudoy qui l’avait traîtreusement attiré dans la rue. D’un autre côté, les étudiants entendus s’indignent en présence de l’accusation de vol qui serait imputée à l’un d’eux, le sieur Allardi, et demandent quel caractère de vraisemblance peut offrir cette allégation de la part d’un sujet ivre et sur quelle preuve elle repose.
Quant au pardessus du plaignant, on l’avait ramassé dans la rue et on le tient à sa disposition. En ce qui concerne la fracture de la première phalange du doigt indicateur gauche, les étudiants entendus l’attribuent aux manoeuvres de Coudoy à mesure qu’il attaquait la porte du cercle ; ils ajoutent que l’état d’excitation sous l’influence de laquelle se trouvait Coudoy n’avait pas laissé que d’éveiller ultérieurement leur sollicitude et qu’ils étaient allés s’assurer s’il était enfin rentré chez lui.
Il résulte de mon information que Coudoy était ivre dans la nuit du 19 au 20 courant et qu’il assume ses torts très graves en se compromettant lui-même sérieusement vis-à-vis de ses collègues, dont l’un, le nommé Médecin avoue d’avoir usé de représailles, poussé enfin à bout, ainsi qu’il a été dit.
M. Mattenet, demeurant à Aix, rue Grand Boulevard [8], n°45, chargé par le gouvernement égyptien de surveiller les étudiants qui appartiennent à cette nationalité, déclare que depuis longtemps les habitudes d’ivrognerie contractées par Coudoy, qui, d’ailleurs, est intelligent, avaient attiré à ce dernier des reproches et avaient inspiré au déclarant le dessein de le renvoyer dans son pays ; qu’il n’avait pas encore pris cette décision dans l’espoir que Coudoy s’amenderait, mais que ses prévisions ayant été déçues et en présence de l’incident scandaleux qui s’était produit dans la nuit du 19 au 20 courant il est bien déterminé à le faire partir.
De tout quoi, nous avons dressé le présent procès-verbal.
Fait à Aix, etc.

Notes

1. Actuel cours des Arts-et-Métiers.
2. « Le cours » désigne le cours Mirabeau.
2. Rue Thiers.
3. Rue Frédéric-Mistral, dans le quartier Mazarin.
5. Rue Espariat.
6. Rue Marius-Reinaud. Elle prolonge la rue Espariat après avoir passé la place d’Albertas, puis la place Saint-Honoré.
7. Rue Maréchal-Joffre, dans le quartier Mazarin.
8. Rue Émeric-David.

  • Sources : Archives communales d’Aix-en-Provence, série I1.

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