La nuit du 11 juin 1909 à Pélissanne

Par Eugène Caire, président de la Société de Secours mutuel La Pélissannaise.

 

« Après une journée de durs labeurs, toute claire et ensoleillée, les habitants de Pélissanne se livraient aux douceurs du far niente et s’apprêtaient à passer leur soirée suivant leurs habitudes, le plus grand nombre en babillant devant leur porte et d’autres au café où certains taquinaient la dame de pique. Pour notre part, nous savourions le tilleul parfumé de l’ami Laurens, au café de l’Univers.
Au moment où nous éclairions une cigarette (c’était 9 h 18), notre main se met à trembler, impossible de faire se joindre l’allumette et le tabac, notre corps entier suit le même mouvement et puis, tout d’un coup, un grondement sourd s’approchant en roulement de centaines de tambours, des craquements sinistres, une secousse brusque et brutale dans un sens que suit une autre secousse non moins vive dans un autre sens, la sarabande des verres et des tables avec, en accompagnement, celle de la batterie de cuisine, la cessation subite de l’éclairage électrique, et des cris ! et des clameurs ! D’un bond, nous sommes dehors ! Mais, au même instant, la génoise de la boulangerie Limouzy s’abat à nos pieds, un bruit de matériaux en chute se répand autour de nous en même temps qu’une poussière âcre et intense remplit la rue et nous prend à la gorge. Les cris et les clameurs redoublent de plus belle car, au milieu de l’obscurité, ce sont les familles qui appellent à elles chacun de leurs membres, ce sont les voisins qui crient leurs voisins, ce sont les suppositions les plus abracadabrantes qui sont jetées à tous les échos.

Maison en ruine dans laquelle est morte la jeune Sophie Castellas (9 ans). Sept personnes y furent ensevelies mais, par chance, purent être dégagées vivantes. (Cliché Héry. DR.)

Maison en ruine dans laquelle est morte la jeune Sophie Castellas (9 ans). Sept personnes y furent ensevelies mais, par chance, purent être dégagées vivantes. (Cliché Héry. DR.)

Et, des groupements qui se sont hâtivement formés à la lueur vacillante d’une petite bougie ou d’une fumante lampe à pétrole, on entend monter des soupirs et des gémissements ; on entend aussi l’un crier que c’est l’usine à électricité qui vient de sauter, tandis qu’un autre lui répond que c’est la poudrerie de Saint-Chamas, et qu’un autre encore déclare que c’est l’ancien volcan de Beaulieu qui vient de faire éruption. Mais la prédiction de de Parville* revient à la mémoire de certains, et il est bientôt unanimement admis que c’est le tremblement de terre qui vient de sévir. Et avec quelle violence ! La course éperdue dans les rues, les interjections d’effroi, l’apeurement de tous, le disent assez.
Et, tandis que, en simple chemise, certains accourent se blottir dans les groupements, on voit sortir des vieux quartier de “Dansville” toute une famille éplorée traînant, sur un charreton à bras, une des filles, Virginie Vivian, toute ensanglantée. On la dépose au café du Commerce où on l’entoure de soins.
Pendant ce temps, la nouvelle se répand dans la foule que, sous les débris des nombreux immeubles écroulés dans “Dansville”, gît la famille Lacals. Il n’y a qu’une partie de vrai dans cette rumeur. La famille Lacals n’a pas toute été prise par la chute de ses deux maisons, et la plupart de ses membres n’ont même pas été blessés. mais Léonie Lacals, veuve Castellas, a été prise jusqu’à la ceinture sous les pierrailles et est blessée grièvement, tandis que sa jeune enfant, Sophie, a été atteinte à la tête par les matériaux et est morte sur le coup.
Autre part, dans la rue de la République, la chute de la toiture de la cordonnerie Pietri vient d’écraser Virginie Deynès qui est emportée mourante après de terribles efforts qu’ont faits de courageux sauveteurs pour la dégager. Cette pauvre femme ne devait survivre que quelques jours à ses affreuses blessures.

Un immeuble de Pélissanne après le tremblement de terre. (Cliché Ruat. DR.)

Un immeuble de Pélissanne après le tremblement de terre. (Cliché Ruat. DR.)

Et c’est Lyon Achille, c’est Montauriol, c’est le jeune Barral, et bien d’autres personnes qu’on retire des décombres avec des blessures sur tout le corps. Tandis que les nouvelles les plus pessimistes arrivent peu à peu de Salon, de Lambesc, d’Aix, etc. ! Ainsi s’écoulent les heures séculaires de cette nuit tragique !
Enfin, voici le petit jour qui s’annonce au loin, ses premières lueurs blafardes éclairent petit à petit notre pauvre localité et dissipent un brin l’inquiétude qui envahit nos âmes. Mais quel spectacle douloureux il nous permet de contempler ! Plus de vingt maisons écroulées et dévastées, tout un quartier en ruines, tous les immeubles de Pélissanne et les bastides lézardés et ébranlés avec des dégâts considérables, presque toutes les toitures effondrées et des récoltes anéanties et, brochant par-dessus tout, le clocher démoli et décapité !
C’est navrant et c’est désolant ! Aussi, que de larmes amères sillonnent les joues des femmes et des enfants, et combien d’homme ont une perle au coin de l’œil ! C’est la ruine, c’est la misère, qui s’appesantissent sur nos foyers, tandis que l’impitoyable camarde** a emporté quelques-uns des nôtres !
À ces victimes des aveugles éléments, nous renouvelons ici l’adieu fraternel et ému que leur fit l’unanimité de notre population en assistant tout entière à leurs obsèques. Leur souvenir restera vivant en nos mémoires.
Et nous disons à nos concitoyens : Haut les cœurs ! pas de pusillanimité, pas de vaines craintes ! À l’œuvre pour réparer les dommages et pour redonner à notre coquette cité l’aspect souriant qu’elle avait avant le sursaut tellurique. Courage, amis, restez attachés à votre petite patrie, car il n’est pas possible que notre belle terre provençale, si nourricière et si féconde, se soit changée à jamais en une marâtre affolée et malfaisante ! »


* Henri de Parville (1838-1909) était rédacteur scientifique. Il supposait qu’un tremblement de terre finirait par frapper la Basse-Provence.
** Camarde : figure allégorique de la Mort.