La voleuse de raisins (Puyricard, 22 septembre 1771)

champ-puyricardAh ! il en voulait à la veuve Garcin, le Joseph Coulet. On ne sait pourquoi ; elle-même d’ailleurs ne se l’expliquait pas. « Une haine des plus implacables, disait la pauvre femme, dans l’objet seulement de me nuire. » Georges, son mari fort âgé, était mort en novembre et Coulet avait progressivement déversé toute sa hargne sur la vieille veuve. Quand elle passait devant chez lui, il la suivait et l’accusait des pires vilénies. Il allait même la calomnier auprès des autres, mettant ses voisins en garde contre les rapines de la veuve. Dans l’été, il jurait l’avoir vue passer avec un drap rempli de pois chiches. La voleuse ! Où avait-elle chapardé cela ? Il l’avait suivie jusque dans ses vignes où il était certain qu’elle s’était cachée pour échapper à sa colère. Alors, pour la débusquer comme un lapin, il avait jeté quantité de pierres au milieu de ses arbustes, certain que l’une d’elles l’atteindrait bien. Mais elle s’était éclipsée. Et Joseph Coulet ruminait sa rage…
"... Elle versa une bonne partie du contenu de son panier sur son tablier pour bien montrer ce qu’il contenait..."

« … Elle versa une bonne partie du contenu de son panier sur son tablier pour bien montrer ce qu’il contenait… »

Alors, quand cette fin d’après-midi du dimanche 22 septembre arriva, l’occasion fut belle de régler son compte à la veuve. Elle vint à passer devant la bastide du fermier, au quartier de Roussier, avec un panier plein de fruits rouges. Son raisin, elle lui a volé son raisin ! Aussitôt, Coulet sortit à grands pas de sa bastide, vociférant ses accusations : « Voleuse de raisins, je vais te dénoncer ! Non seulement les miens, mais aussi les raisins de mon voisin… » Mais cette fois-ci, Marguerite Garcin ne voulait plus se laisser faire. Elle versa une bonne partie du contenu de son panier sur son tablier pour bien montrer ce qu’il contenait : des mûres, des mûres sauvages, comme on en ramasse dans les broussailles, dans les terrains qui n’appartiennent à personne. Mais Coulet ne voulait pas perdre la face : elle s’était débarrassée des raisins qu’elle avait volés dans quelque buisson.
C’en était trop pour Mme Garcin. Elle sortit de ses gonds : « Marria, coquin… Soutiendras-tu que je t’ai pris des raisins ? » – « Mais oui, parfaitement ! Et tu les as jetés dans une haie… » Les mains sur les hanches, chacun toisait l’autre du regard, mais la veuve Garcin fut la première à bouger : « Malheureux, coquin », cria-t-elle en se baissant et en ramassant des pierres. Elle en jeta bien quatre ou cinq sur Coulet qui se contenta de crier son dépit : « Ah ! Il ne t’est pas difficile de nourrir des cochons chez toi, puisque c’est aux dépens de tes voisins… » Mais il dut battre en retraite et rentrer en toute hâte dans sa bastide, alors que des cailloux l’accompagnaient jusque dans son intérieur.
Le lendemain matin, Coulet attela son mulet et partit pour la ville d’Aix. Il lui fallait de l’aide pour faire un sort à la vieille. Son voisin avait des vignes et la veuve Garcin y avait sans doute chapardé. Ce voisin qui, par un curieux hasard, portait les mêmes noms que lui, vivait à Aix, près de la rue des Trois-Ormeaux, non loin de la place des Prêcheurs. On parlait de Joseph Coulet d’Aix pour ne pas le confondre avec le vindicatif Joseph Coulet de Puyricard.
Joseph Coulet de Puyricard, donc, débarqua de grand matin, à sept heures à peine, chez son homonyme aixois et l’assura que la veuve Garcin lui avait volé quantité de raisins. « Vous comprenez bien, cette coquine volait votre raisin. Je peux aller faire une dénonce en votre nom », proposa Coulet de Puyricard, dans sa grande générosité. Mais Coulet d’Aix était un homme sage. Il allait vérifier ce qu’on lui disait et partirait le soir même voir ses terres à Puyricard. Alors Coulet de Puyricard était parti mécontent et était allé trouver l’huissier pour le prier de consigner sa dénonce. Et, retourné chez son voisin d’Aix, il l’informa qu’il avait fait les choses pour son compte et que celui-ci verrait bien ce qu’il voudrait faire.
Or, quand Coulet d’Aix arriva à Puyricard dans la soirée, il vit que ses vignes étaient intactes et que personne n’y avait pénétré. La terre était humide et en cas d’intrusion, il y aurait eu des traces de pas. Personne de qui se plaindre, en somme. Le mardi matin, Coulet de Puyricard revint à Aix :
« Alors, ces vignes ?
— Intactes… Elle était âgée cette femme ?
— Très avancée en âge, oui. C’est une coquine qui s’occupe à voler pendant toutes les nuits les fruits de la campagne. Tellement qu’une fois, je la vis passer… » et bla bla bla…
Coulet d’Aix avait compris le genre de voisin qu’il avait à Puyricard. Quand il lui dit qu’il ne dénoncerait personne, Coulet de Puyricard partit en bougonnant : « Puisqu’il en est ainsi, on pourra vous voler tous vos fruits que je ne vous avertirai plus ! »
Mais jamais on ne vola de fruits à Coulet d’Aix sur sa terre de Puyricard…
  • Photographie : Une campagne de Puyricard. © Jean Marie Desbois, 2003.