Les causes d’insalubrité de la ville d’Arles (Arles, 18 juillet 1893)

Monsieur le directeur,

Soucieux de la santé de mes compatriotes, je ne crois pas hors de propos, à l’approche des jours caniculaires, de vous signaler diverses causes d’insalubrité de notre ville. A Arles, une épidémie dégénère si facilement en fléau !
Je peux sans hésiter dénoncer d’abord l’usine hydraulique, puisant l’eau en aval de trois égouts et de la roubine du Roi, qui en reçoit elle-même trois autres, sans compter les souillures des lavoirs. Il est certain qu’une amélioration est résultée de la pose d’un tuyau de prise à quatre mètres de profondeur ; mais étant donné les remous, les doubles des courants occasionnés par la poussée des eaux qui viennent buter presque à angle droit le perré en amont de la prise, ce tuyau serait-il prolongé de dix mètres qu’il y aurait toujours du danger. La seule solution paraît être le déplacement de l’usine ou le prolongement des tuyaux jusqu’au pont de Lunel. Il eût été si simple lors de la création de l’usine, de faire bien. Mais des intérêts privés primèrent, paraît-il, en l’occasion, l’intérêt populaire.
Pour corroborer ce qui précède, je ferai remarquer que depuis l’établissement de l’usine les épidémies cholériformes à Arles ont paru prendre un caractère plus grave qu’avant, alors que des porteurs d’eau puisaient le liquide au milieu du fleuve, du haut du pont de bateaux. A tel point que bien des personnes se sont demandé s’il ne fallait pas attribuer cette accentuation du mal au tuyautage en plomb. Erreur ! La vérité est que les conditions d’installation de la prise actuelle de notre usine sont déplorables, et j’ajoute qu’en temps d’épidémie on pourrait bien revenir à l’ancien système d’approvisionnement d’eau, aux barilliers. Et cela tant que l’eau ne sera pas puisée par la machine en amont de la roubine du Roi.
Une autre cause bien grave d’insalubrité et bien plus grave qu’on ne semble le croire, c’est la proximité de nos cimetières. On pourrait, rappelant le choléra de 1884, faire la preuve, sinon irréfutable, du moins sérieuse, de cette assertion.
Sous le vent du cimetière de Trinquetaille, le quai Saint-Pierre fut très éprouvé, tandis que les quais d’Arles furent à peu près indemnes (quelques cas seulement dans certaines rues transversales). Les alentours du cimetière d’Arles-Est fournirent eux aussi des cas assez nombreux. Exemple : l’employé de l’octroi mort à son poste dans l’espace d’une heure, etc.
A ce sujet, que dire de la manière dont on creuse les fosses des enfants à cinquante centimètres de moins de profondeur que les fossés des grandes personnes ! Veut-on un exemple des dangers d’une telle pratique:
En août, septembre et octobre 1883, le choléra, qui avait déjà sévi à Marseille, fit à Arles trois ou quatre victimes parmi les adultes et un assez grand nombre chez les petits enfants, toujours les premiers atteints et emportés par la « diarrhée cholériforme ». Le 2 novembre, c’est-à-dire le Jour des Morts, dans l’après-midi, suivant la foule qui affluait au cimetière, j’eus l’idée de me rendre compte de l’état des sépultures des victimes de la cholérine. Le gardien me montra le coin du champ de repos qui leur était dévolu ; les cercueils des petits enfants paraissaient avoir cédé sous le poids des terres ; certaines fosses s’étaient effondrées, d’autres crevassées, etc. Le temps étant calme, la pensée d’une contamination possible me vint, je me retirai en hâte. Et la nuit même je fus réveillé par les premiers symptômes non équivoques (crampes et vomissements) que j’enrayai aussitôt par une médication morphinée.
Quelques années après, encore le Jour des Morts, je vis un père et une mère de famille allant, en compagnie de leurs petits enfants, déposer des couronnes au cimetière : je songeai à ma précédente aventure et, si je l’eusse osé, j’eusse aussitôt prévenu cette famille de sa grave imprudence. A quelques jours de là, le père éploré suivait le cercueil d’une de ses enfants, une fillette, je crois, morte très probablement d’un mal contracté comme je l’avais contracté moi-même, en ma visite au campo-santo.
Je ne prétends pas dire de la sorte qu’il ne faut point honorer les morts. Je prétends seulement que les conditions hygiéniques de notre nécropole sont bien mauvaises, que des émanations morbides s’en dégagent, au grand danger des habitants d’alentour et même de la ville entière, et qu’il faudra tôt ou tard songer à la transporter plus loin.
La dernière des causes principales de l’insalubrité d’Arles est la situation inconcevable de notre hôpital au milieu des habitations, au centre de la cité. Pendant le choléra, les rues avoisinantes ont fourni le plus fort contingent de décès. Et puis, d’ailleurs, dans une vue générale d’ensemble, n’est-ce point au sud de la ville et même au-delà du canal que l’épidémie a fait le plus de ravages. C’est que les miasmes de l’hospice sont le plus souvent rabattus dans cette direction par la brise nocturne du nord-est, qui se lève au coucher du soleil. Quand, les soirs d’été au crépuscule, après de fortes chaleurs, on regarde, placé à une certaine distance de la ville, cette dernière au sud-ouest, on voit, planant sur la Roquette et le faubourg Cornillon, une buée lourde, formée de toutes les émanations d’Arles, qui les baigne et les enveloppe. La conclusion à tirer est bien naturelle.
On le voit, Monsieur le directeur, nous sommes, Arlésiens, bien mal partagés au point de vue de l’hygiène, et plus que jamais l’intérêt public réclame impérieusement l’amélioration urgente des conditions misérablement hygiéniques où nous vivons, c’est-à-dire l’éloignement des cimetières et de l’hôpital et surtout la modification complète de la prise d’eau actuelle au Rhône, qui a, comme cela, assez fait de victimes.
Veuillez agréer, etc.

L.M.

  • Lettre publiée dans « l’Homme de Bronze », journal arlésien, juillet 1893, archives communales d’Arles, N8.