Les deux mendiants et le juge (Aix-en-Provence, janvier 1893)

Une scène authentique entendue dans une salle d’audience du tribunal civil d’Aix-en-Provence début janvier 1893 :

On appelle deux vieux bonshommes à mine lamentable qu’on a surpris mendiant ensemble à Aix. L’un est manchot, l’autre n’a qu’une épaule.
Le plus mal habillé s’appelle, ô dérision amère, Alphonse Riche… Par-dessus le marché, il est né à Mont-sous-Vaudrey, ancienne résidence d’été de M. Jules Grévy.
« Vous êtes venu de bien loin, lui dit-on.

Vieux mendiant, Louis Dewis, 1916.

Vieux mendiant,
Louis Dewis, 1916.

— Hélas… Et à pattes…
— Que venez-vous faire ici ?
— Depuis la mort de M. Grévy, je ne puis plus habiter Mont-sous-Vaudrey… Ça me fait trop de peine… Ce bon vieillard, mort en exil, à Paris…
— Vous mendiez, vous chantez dans les rues ?…
— Non pas !… Si je chante, c’est pour mon plaisir… Je suis musicien, j’ai composé des opéras, j’ai joué de l’orgue de barbarie… En passant dans les rues, il m’arrive de chantonner, pour ma satisfaction personnelle… Si on me jette des sous par la fenêtre, c’est malgré moi… ça m’humilie… je les ramasse, mais ça m’humilie…
— Vous avez un passé honorable ?
— Oh oui !… J’ai bien eu d’ici de là seize ou dix-sept condamnations, mais c’est par accident… »

Ici le deuxième mendiant (celui qui n’a qu’une épaule) entre en scène : c’est le nommé Viou.
« Dix-sept condamnations ! s’écria-t-il… Si j’avais su, jamais je n’aurais fréquenté cet individu…
— Et toi, combien en as-tu ?
— J’en ai trente-six, c’est vrai, mais j’ai su rester honnête, même au milieu du vol, même en prison… Les saints péchaient sept fois par jour.
— Oh oui !… ricane l’autre, t’es une perle, une fleur en bouton… Le bouton d’Viou… »

Le président pose quelques questions au prévenu :
« Vous vivez de mendicité ?
— Non, certes… J’ai des métiers très lucratifs, je ramasse les bouts de cigare et puis je vends du papier en enveloppes dans les rues… Je ne mendie jamais.
— Permettez !… Vous pénétrez dans les maisons en portant cet écriteau devant l’estomac :

Sourd-muet de naissance
Donnez-moi des vêtements pour habiller ma femme
et mes six enfants.
Dieu vous les rendra !

Vous prétendez avoir six enfants, où sont-ils ?
— Je les ai égarés.
— Êtes-vous marié, seulement ?
— Non plus, mais j’ai un amour printanier dans le cœur… »

Finalement, Riche est condamné à quinze jours de prison. Quant à Viou, on va demander certains renseignements sur son compte.

  • Source : Le Mémorial d’Aix, 8 janvier 1893, 56e année, n° 3.