Une mystérieuse agression (Aix-en-Provence, 7 octobre 1902)

L'église de Puyricard. DR.

L’église de Puyricard. DR.

Un drame des plus mystérieux s’est déroulé dans la soirée du 7 octobre 1902 sur la route de Puyricard, au quartier de l’Éperon1Quartier rural situé entre Puyricard et le quartier des Lauves (à Aix-en-Provence)., non loin d’une masure abandonnée La Mascotte, qui cherche de refuge aux chemineaux2Ouvrier qui parcourait les campagnes, et, plus généralement, vagabond, rôdeur, qui vivait de petites besognes, d’aumônes ou de larcins. les jours de pluie, à environ quatre kilomètres d’Aix.
M. Benoit, charretier à Puyricard, rentrait chez lui avec son attelage, lorsqu’il fit la rencontre au quartier de l’Éperon de deux individus dont l’un était affreusement pâle et paraissait marcher avec les plus grandes difficultés, soutenu par son camarade. Il était à ce moment 6 heures du soir. L’homme valide qui aidait l’autre dans sa marche incertaine interpella M. Benoit et le pria de prendre sur son véhicule l’homme qu’il soutenait et qui venait, dit-il, d’être assailli et blessé par un inconnu.
M. Benoit accéda à ce désir et transporta à Puyricard le blessé et son acolyte. En arrivant dans cette localité, le garde champêtre prévenu fit placer le malheureux dans une remise et avertit M. Gabrielli, commissaire central d’Aix. Ce magistrat ne tarda pas à arriver sur les lieux, suivi de près par le parquet, composé de MM. Juvénal, juge d’instruction, Lisbonne, substitut, et Casse, médecin légiste.
Tandis que l’homme de l’art examinait la blessure et prodiguait à la victime ses soins éclairés, les magistrats commençaient leur enquête.
Le blessé déclarait se nommer Tormente Clément, 30 ans, né à Villafranca (Italie), marié et père de deux enfants.

« Je venais de Nice, ajouta-t-il, où j’habite depuis trois mois et où je vendais dans les campagnes des articles de parfumerie. J’étais arrivé à Aix ce matin par le train de 10h49 et je me rendais à Puyricard pour y vendre ma marchandise, lorsque j’ai été brusquement assailli par un individu vêtu de gris, porteur d’un chapeau de feutre noir, qui me porta au ventre un terrible coup de couteau et s’empara de mon portefeuille qui contenait mes papiers d’identité et une somme de cinquante francs. »

Interrogé à son tour, l’homme qui accompagnait Tormente affirma se nommer Bertini, être âgé de 38 ans, sujet autrichien, arrivé de Trieste à Marseille il y a cinq jours. Il expliqua qu’il avait laissé ses papiers à l’hôtel de la porte d’Aix où il était descendu à Marseille et qu’il était arrivé à Aix par le train de 10h49, le même qui avait amené la victime.

« J’ai pris mon repas dans une auberge que je ne puis autrement désigner, puis vers le soir, ayant eu l’idée d’aller me promener du côté de Puyricard, j’ai rencontré Tormente au moment où il venait d’être frappé. »

Bertini donna ensuite du meurtrier présumé un signalement qui concordait avec celui qu’avait fourni la victime.
Fouillé, il fut trouvé porteur d’un portefeuille en cuir noir qui contenait des billets de la Sainte-Farce et un billet de la loterie des enfants tuberculeux. On saisit encore sur lui une somme de 145 francs, dont 140 francs en pièces d’or aux effigies françaises. La victime avait sur elle une somme de 90 francs en or également, mais on ne lui trouva aucun papier d’identité.
L’affaire se présentait sous un jour des plus mystérieux. Les magistrats furent frappés dès l’abord par les coïncidences absolument extraordinaires qui existaient dans les déclarations des deux hommes et ils relevèrent dans ce concours de circonstances invraisemblables des indices qui les firent douter de la sincérité des deux versions, absolument concordantes, données par Tormente et Bertini.
D’abord l’arrivée des deux hommes par le même train, puis la rencontre de Tormente par Bertini qui vient d’être agressé, et enfin la découverte sur chacun d’eux de sommes relativement importantes eu égard surtout à leur apparence extérieure qui est celle des trimardeurs3Ouvrier qui va de ville en ville en quête d’un travail temporaire et sans songer à se fixer. que l’on rencontre sur les grandes routes.
Prisons d'Aix. DR.

Prisons d’Aix. DR.

Les magistrats ont déjà pris en flagrant délit de mensonge Tormente qui prétendait être venu à Puyricard pour y vendre de la parfumerie ; on n’a retrouvé ni sur lui, ni sur les lieux de l’agression aucun des objets qu’il affirmait porter au moment où il a été assailli.
On pense en fait que Tormente et Bertini qui ne paraissent pas être des individus bien re­com­man­da­bles, ont dû commettre un vol quelque part et c’est au sujet du partage du butin que les deux hommes en seraient venus aux mains et quei Bertini aurait frappé son complice.
Liés par le secret du méfait commis en commun, les deux hommes, une fois la querelle vidée, ont ensemble préparé leur défense et convenu des déclarations qu’ils auraient à faire.
Bertini a été mis à la disposition de la justice et écroué à la maison d’arrêt d’Aix sous la prévention de vagabondage, en attendant qu’une autre inculpation, beaucoup plus grave, soit relevée contre lui.
Tormente, dont la blessure est des plus grave a été transféré à l’hôpital. Le malheureux est atteint d’une plaie pénétrante de l’abdomen par laquelle les intestins sortaient. Son état est absolument désespéré.
Un détail curieux pour terminer : en arrivant à Puyricard, Tormente, comprenant que ses heures étaient comptées, a fait appeler le curé de l’endroit, s’est confessé, et lui a remis 30 francs pour ses obsèques. Il a de même fait demander la patronne de la remise où il avait été placé en attendant l’arrivée des autorités judiciaires et lui a remis 60 francs pour la récompenser de son hospitalité.
  • D’après Le Petit Marseillais, 8 octobre 1902

Notes   [ + ]

1. Quartier rural situé entre Puyricard et le quartier des Lauves (à Aix-en-Provence).
2. Ouvrier qui parcourait les campagnes, et, plus généralement, vagabond, rôdeur, qui vivait de petites besognes, d’aumônes ou de larcins.
3. Ouvrier qui va de ville en ville en quête d’un travail temporaire et sans songer à se fixer.