Victor Gélu (1806-1885), le « grand et terrible poète »

victor-geluAndré Jean Victor Gelu, plus connu sous le nom de Victor Gélu, vit le jour à Marseille le 12 septembre 1806. Ses parents avaient bien eu dix enfants, mais trois seulement survécurent. Son père, Étienne Victor Gélu, boulanger, avait quelques économies en Espagne avant de revenir s’établir à Marseille et y diriger successivement deux établissements. C’est le grand-père de Victor, Victor Gélu l’aîné, qui avait le premier quitté les montagnes d’Embrun (Hautes-Alpes) et était venu exercer son art de boulanger à Marseille au milieu du XVIIIe siècle.
Victor Gélu, le petit-fils, avait une admiration sans borne pour son père. Décrit plus tard par son fils, M. Gélu était « le modèle des pères et de plus le meilleur et le plus charitable des hommes ». Le jeune Victor n’avait par contre pas le même regard sur sa mère, Rosalie Margalet, une couturière originaire de Puyloubier, qu’il considérait comme le type même de la bigote acrimonieuse. Souvent il eut à s’en plaindre dans sa jeunesse et la mort prématurée du père, le 10 juin 1822 (Victor n’avait que seize ans), fut vécue par l’enfant de façon dramatique. Cela contribua à forger son caractère que d’aucuns qualifieront de peu sociable. Sa tristesse et sa mélancolie se retrouvent dans ses œuvres.

1814-1815 : Les événements de Marseille

Les émeutes et les massacres qui ensanglantèrent Marseille du 25 au 28 juin 1815 suite à la Restauration et la montée sur le trône de Louis XVIII eurent un fort impact sur le jeune Victor Gélu, spectateur involontaire de scènes terrifiantes, puisqu’il était souvent dans la rue, comme les enfants de son âge.
Après les événements de Marseille, Victor commença des études classiques chez l’abbé Chabert, un homme réputé dur. Après une punition cruelle et injuste, il fut ramené chez lui, puis partit chez les Frères-Gris d’Aix. Lentement de profonds sentiments d’antipathie pour le clergé et la monarchie dans son ensemble se développaient chez lui, le poussant vers les patriotes républicains ou impérialistes. Lors d’une altercation avec son professeur, le frère Jérôme, Victor manqua de l’assommer en lui lançant à la tête un lourd encrier de plomb. Puis il prit la fuite et retourna vers son père, le suppliant de le garder avec lui. Lorsque Étienne Victor, le bon boulanger, mourut, le jeune Victor en éprouva un chagrin sans fond. Il lui consacra plusieurs poèmes à la lecture émouvantes. Tout alla de mal en pis dès lors. La boulangerie familiale périclita – le vilain caractère de la mère n’y était sans doute pas étranger – et l’héritage avait fondu comme neige au soleil, en raison des dons irréfléchis de Rosalie à sa paroisse.

1822-1834 : Les années difficiles

Pour fuir l’atmosphère familiale lourde, Victor Gélu fréquentait quelques jeunes homes avec lesquels il jouait le répertoire du théâtre français dans une cave. Il avait d’autres amis parmi de vieux soldats de l’Empire qui se baptisaient eux-mêmes les « Endormis ».
En 1827, à sa majorité, Gélu, qui avait repris à son père le métier de boulanger, toucha une petite somme s’argent qui lui permit de se mettre à son compte et, ainsi, de s’affranchir de l’autorité de sa mère. Las ! Ses projets échouèrent et Gélu partit pour Bordeaux, puis Paris, où il épuisa ses dernières économies en quête d’une place correcte. Il revint honteux à Marseille et sa mère lui donna pour solde de tout héritage un pécule de quelques centaines de francs.
Victor profita de l’aubaine pour partir à Antibes où il monta sur les planches : le premier rôle d’une pièce avait fugué et Gélu fut recruté pour le suppléer. Ce fut un véritable triomphe. Sa carrière semblait lancée. Malheureusement, le milieu du théâtre l’irritait particulièrement, lui, l’homme austère, en quête de perfection morale. Il partit donc à Toulon, à la recherche d’un place de commis aux vivres à bord d’un des vaisseaux de guerre de l’expédition d’Alger. Il ne parvint pas à s’adapter à ce milieu non plus et rentra une fois de plus à Marseille, chez sa mère. Celle-ci, embarrassée par le retour de son fils, lui confia son jeune frère Noël et envoya les deux jeunes hommes à Lyon dans une fabrique de pâtes alimentaires.
Avec le Gouvernement de Juillet arriva la crise économique et Victor se retrouva bientôt sans emploi. Lors de l’insurrection de 1831, il fut même grièvement blessé.
Alors se présenta ce qui aurait pu être une occasion inespérée dans la vie du jeune homme, qui n’avait que vingt-cinq ans : un avoué qui rêvait de la députation avait promis à Victor une place de secrétaire lorsqu’il serait lui-même à la Chambre, à Paris. Le jeune Gélu dut vite déchanter car son avoué s’était inopinément marié et avait du coup changé tous ses projets.

La réussite enfin

1835 : Noël Gélu, le cadet de la famille, s’était marié à une femme acariâtre et vivait tant bien que mal d’une place de minotier à Aubagne. Faute d’emploi, Victor vint quelque temps habiter chez eux. Mais la femme le haïssait et le lui faisait bien sentir. Lassé de cette vie si difficile, Victor Gélu tenta alors de se donner la mort. Son frère Noël l’en empêcha fort heureusement (1).
Plus tard, les deux hommes se séparaient et Victor revint à Marseille où il loua une maison à la Plaine pour 70 francs. Il trouva une place de clerc, à 30, puis 60 et enfin 90 francs par mois. Il avait enfin trouvé, comme il le disait lui-même, « la fortune ». L’esprit libéré des contingences matérielles, le poète commença enfin à créer. En 1838, Fenian et Grouman, sa première œuvre, obtint un succès colossal.
En 1840, grâce à ses anciens amis des Endormis, il fit paraître un recueil de dix chansons marseillaises et de quinze autres en français.
Invité en 1852 au congrès des félibres, à Arles, il parvint à conquérir une foule d’admirateurs par sa carrure d’athlète et sa voix de cuivre. Roumanille lui dira même en cette occasion :
« Mon Dieu, Monsieur, vous devez nous trouver tout petits ».
Pourtant, Gélu refusera de s’intégrer aux félibres, préférant se tenir à l’écart des groupements, afin de mieux préserver l’indépendance d’esprit qui le caractérisait.
Ses sentiments républicains furent la source de bien des tracas. Ses ennemis politiques s’acharnaient à s’opposer à la publication de nouvelles œuvres. Lors de la seconde édition de ses Œuvres, de nombreux passages furent ni plus ni moins coupés, remplacés par des lignes de pointillés et la plupart des ouvrages achetés par ses opposants soucieux de les mettre aussitôt au pilon.
Après les quelques années passées à la minoterie de Roquevaire, Gélu revint à Saint-Barnabé, près de Marseille. Sa femme mourut, cette chère épouse que Gélu aimait plus tout. On était alors à la fin de l’Empire.

Les dernières années

Fatigué, Victor Gélu eut dès lors une production irrégulière. Dans le même temps, soucieux de fuir toute forme d’honneur, il refusa en 1878 de faire partie de l’Académie de Marseille, malgré le soutien flatteur de la majorité des délégués. Peu de temps après, la municipalité de la ville de Marseille lui refusa un poste de professeur de diction au Conservatoire.
Le 2 avril 1885, Victor Gélu s’éteignait, au 44, rue du Jardin-des-Plantes (2), chez son fils, peintre et architecte (3). Son éloge funèbre fut particulièrement sobre. Un délégué des Endormis prononça un discours. Les félibres publièrent un recueil complet de ses oeuvres (moins les Mémoires) et, en 1891, on lui érigea un monument sur l’ex-place Neuve, rebaptisée place Victor-Gélu, en plein sur le Vieux-Port.
Celui qu’un critique parisien avait nommé « le grand et terrible poète » laisse l’image d’un homme aux dons poétiques hors normes. On comparait parfois Gélu à François Villon. La comparaison, pourtant, ne tient pas. Si Gélu puisait l’essentiel de son inspiration dans les vices de la basse société marseillaise, il se comportait constamment comme un moraliste austère, attaché à corriger les défauts des autres, ce qui, on le comprend, lui valut des amis bien rares. Paul Masson disait de lui :
« Sa vie fut un long tourment, bien qu’il eût l’âme d’un sage antique et une culture intellectuelle suffisante pour mépriser les misères quotidiennes de l’existence : aussi ne faut-il pas être surpris que ses poèmes laissent au lecteur une impression de sombre tristesse. Il avait assez souffert lui-même pour comprendre les douleurs des miséreux et des révoltés (…). Mais il n’était nullement des leurs… »

Bibliographie de Victor Gélu

Chansons provençales et françaises, Senès, 1840.
Chansons provençales (2e édition augmentée), Laffitte et Roubaud, 1856.
Meste Ancerro vo lou Vieiugi. Chansons provençales avec glossaires et notes, Camoin frères, 1863.
Lou Garagaï. Chansons provençales avec glossaire et notes, Camoin frères, 1872.
Œuvres complètes, avec trad. litt. en regard précédées d’un avant-propos de Frédéric Mistral et d’une étude biographique et critique d’Auguste Cabrol (Charpentier, 1886, 2 vol.).

Généalogie simplifiée de Victor Gélu

1. André Jean Victor GÉLU (Marseille, 12/09/1806 – Marseille, 02/04/1885) épouse Claire TREMELLAT le 27/04/1848 à Roquevaire (13).
2. Étienne Victor GÉLU, boulanger (Marseille, 03/06/1769 – Marseille, 10/06/1822) épouse à Marseille, le 21/05/1798 :
3. Rosalie MARGALET, couturière (Puyloubier, 03/04/1770 – Marseille 07/03/1854).
4. Victor GÉLU, boulanger (Embrun, juillet 1729 – Marseille, 26/11/1809) épouse à Marseille le 21/07/1765 :
5. Marie Anne DAUMAS (° La Cadière (83), 13/12/1726).
6. Jean-Baptiste MARGALET (° Puyloubier, 19/11/1735) épouse à Puyloubier (?) le 02/02/1762 :
7. Catherine ROCHE (° Puyloubier, 12/03/1739).
8. Claude GÉLU (né à Embrun ou Chorges (05) vers 1700, décédé entre 1735 et 1765) épouse à Embrun le 18/01/1725 :
9. Marie GAY (décédée entre 1765 et 1800).
10. Antoine DAUMAS (décédé après 1765) épouse à la Cadière-83 le 07/01/1715 :
11. Thérèse REBOUL, de Sanary (83) (décédée entre 1725 et 1765).
12. Louis MARGALET (né à Puyloubier le 30/06/1704, décédé à Puyloubier le 08/09/1753) épouse à Saint-Antonin (13) le 14/02/1735 :
13. Marie BOYER (née entre 1700 et 1717, décédée à Puyloubier le 30/11/1779).
14. Joseph ROCHE (né à Puyloubier le 11/09/1710, décédé à Puyloubier le 13/01/1777) épouse à Puyloubier le 25/02/1732 :
15. Magdeleine AGNEL (née à Puyloubier le 14/05/1713, décédée à Puyloubier le 13/01/1777).
Nos plus vifs remerciements vont à M. Léon Mounier pour sa documentation sur les ancêtres de Victor Gélu.

1. La discorde opposant Gélu à sa belle-soeur trouve un autre exemple plus tard encore. En 1844, Noël avait acheté une minoterie à Roquevaire qui connaissait des difficultés financières, dues à la monomanie dudit Noël (il avait même tenté d’acheter une minoterie à Sampierdarena, près de Gênes). Malgré sa haine pour Victor, Mme Noël Gélu dut se résoudre à faire appel à son beau-frère pour sauver les affaires de son mari. Ne pouvant s’empêcher de paralyser ses efforts pour relever l’entreprise familiale, elle fut indirectement responsable de l’échec.
2. Actuelle rue des Trois-Frères-Carasso.
3. Victor Luc Camille Gélu (Marseille, 29 décembre 1848 – id., vers 1920). Il était architecte, peintre et adjoint au maire de Marseille. C’est sa fille, Aimée Claire Gélu, née le 1er novembre 1892, qui fit don aux Archives municipales de Marseille des manuscrit de l’illustre poète.

Illustration : Portrait non daté de Victor Gélu. DR.