La jeune fille possède un caractère farouche qui fait d’elle une fille indépendante et peu portée à la discipline. Mais elle possède surtout une caractéristique qui fera d’elle une personne remarquable : la beauté. « Admirablement belle, avec une poitrine divine1 », dira-t-on d’elle. Une beauté supérieure à la normale qui incite ses parents à la marier fort jeune à un jeune paysan, Marc Jouve, le 26 novembre 1885, en mairie d’Arles. Le couple emménage à Moulès, un village situé entre Arles et Saint-Martin-de-Crau et Emma devient la tenancière du café.
Sa beauté lui vaut une cour assidue de la part de nombreux prétendants et Emma succombe plusieurs fois à l’appel de la chair. Une fois, un de ses amants, un Italien, surpris par le mari, saute par la fenêtre et se tue dans la chute. Selon une autre version, c’est une fluxion de poitrine qui le tua, étant sorti de toute urgence nu dans le froid.
Peu après son mariage, elle fait une escapade à Nice, sans le consentement de son époux, afin de se présenter à un concours de beauté. Elle gagne le premier prix. Généreuse, elle remet le montant de son gain aux pauvres de la ville. L’histoire ne dit pas la réaction de son mari à son retour. Elle doit à cette histoire le surnom, qui la suivra, de « Prix de Beauté ».
Un enfant prénommé Jacques Marius Théobald naîtra de cette union, le 9 avril 1887. Mais le couple se déchire fréquemment en raison des infidélités de l’épouse. La mort du petit Jacques, le 8 mars 1890, achèvera la relation. Emma demande à divorcer. La rupture ne sera légalisée par un acte de divorce que le 2 décembre 1904, mais dans les faits, la séparation est entérinée depuis bien plus longtemps.
Dès 1890, en effet, une nouvelle vie commence pour la jeune femme (23 ans), une vie qui va lui donner une renommée certaine.
Fortunette, la muse des félibres
La rencontre d’Emma avec le félibre Paul Mariéton sur le quai de la gare de Lunel (Hérault) va marquer une étape décisive dans la vie de la belle Maussanaise. Alors que le train transportant le président Carnot, qui se rendait aux célébrations de la Sainte-Estelle, fête chère aux félibres, fait une halte à Lunel, Mariéton, chancelier du Félibrige, remarque la jeune beauté et en particulier « l’arôme fin et sauvage de cette fleur de race2 ». Arrivés à Montpellier, lui et les autres félibres partent à sa recherche et la trouvent également dans la gare. Leur volonté est de faire d’elle leur muse, l’incarnation de la beauté provençale. Et voila comment, dans la même journée, Emma se retrouve au bras du grand Frédéric Mistral comme reine de la fête, tout en étant pourtant parfaitement inconnue du poète. Dans la foule, on entendra des cris à son passage : « Madame Mistral3 ».
Le soir-même, lors d’un repas avec Mistral et Mariéton, la jeune fille est baptisée « Fortunette », en référence à la Fortunette que Mistral dépeint dans Calendau 4.
Le lendemain soir, à l’occasion du banquet de Sainte-Estelle auquel assistent entre autres Roumanille et Mistral mais aussi des représentants des grandes universités de lettres d’Europe, le discours du félibre Déandreis à peine terminé, Fortunette demande à chanter. Après un petit discours dans lequel elle affirme être Mireille, elle entonne plusieurs airs, notamment ceux du félibre du Paradou, Charloun Rieu : Lou moulin d’òli et L’Oulivarello.
Une beauté dérangeante
Dès ce repas chantant, Fortunette va provoquer chez ses spectateurs des réactions très opposées. Les hommes sont dans l’ensemble conquis par le charme et la fraîcheur provençale de la belle Maussanaise. Mais dans le même temps, leurs épouses sont scandalisées et quittent massivement les salles où elle apparaît. Les félibres sont troublés par les réactions hostiles et mettent Fortunette à l’écart des fêtes suivantes. C’est à l’occasion de la Sainte-Estelle de 1892, organisée aux Baux, que réapparaît Emma « Fortunette », un soir où le mistral souffle violemment. Sur la fin du banquet, alors que beaucoup d’Arlésiennes se pressent autour des tables, Mariéton reçoit un billet qu’il fait passer à Mistral, sur lequel on lit ces mots : « Puisque Fortunette n’est pas digne de s’asseoir à la table des poètes, ne peut-elle pas servir les poètes ? Elle voudrait passer le vin de la Coupo Santo. » – « Brave Fortunette. Mais oui, qu’elle vienne ! » s’écrie le maître. On ne l’a pas oubliée. Fortunette revient donc dans le giron des félibres en servant, comme une humble domestique, mais avec l’allure fière qui est la sienne.
Après le repas, Mistral l’invite à chanter. Fortunette monte sur la table et entonne trois airs de Charloun.
La soirée achevée, Paul Arène, conquis comme tous les autres hommes, souhaite revenir dans la voiture de Fortunette, mais celle-ci préfère rentrer avec deux dames de l’assistance.
Le surlendemain, le scandale éclate : les journaux rendent compte du banquet. Mariéton est accusé d’avoir fait « la plus grande injure qui se puisse faire à une femme honnête et à un homme de bien » à tous ces braves gens à qui l’on aurait imposé la vue obscène de cette créature scandaleuse. « Quelle honte 5 ! »
Voyant la situation se dégrader et la bonne réputation du félibrige en pâtir, Mistral prend une mesure drastique. En juin 1892, il conseille à Fortunette de quitter Avignon. Ce qu’elle accepte de faire. Au mois d’octobre, elle entre à l’Alcazar de Marseille sur la recommandation du félibre Auguste Marin. Elle y exercera ses talents de chanteuse, y entonnant une ribambelle de chansons en provençal. Outre sa beauté, on lui reconnaît aussi une fort jolie voix. Elle ira aussi jusqu’à Barcelone, en Espagne, chanter les mêmes airs. La presse ibérique publiera un portrait d’elle.
Brésil, me voici !
Un soir de chant à l’Alcazar, elle est remarquée par un spectateur particulier : le directeur de l’opéra de Rio de Janeiro. C’est ainsi que Fortunette va prendre un bateau pour le Brésil et s’y installer pour de longues années. Il est cocasse de l’imaginer chanter Auguste Marin, Frédéric Mistral et Charloun Rieu à l’autre bout du monde : une remarquable publicité faite au mouvement du félibrige, alors que ce même mouvement la trouvait embarrassante.
Elle y trouvera même un pygmalion : dom Enrique Pinhero Guedes, commandant du croiseur Benjamin-Constant.
Le Brésil l’a adoptée, elle y restera 35 ans (jusqu’en 1931). Entre temps, elle fera de brefs allers-retours en France où elle reverra à plusieurs reprises Mariéton.
Le registre des visiteurs du Muséon arlaten d’Arles atteste notamment de la venue de la beauté maussanaise. À la date du 11 mai 1908, on y lit en effet : « Emma Teissier : Fortunette d’Arles : cette fidélité à mes premières amours. »
Emma se maria au Brésil. Et puis un jour, à l’âge de 64 ans, elle revint définitivement en France. Elle s’installa… à Maussane, son village natal. Charles Terrin, qui la connaissait et écrivit une biographie d’elle, dit qu’« elle n’était plus belle, mais [qu’]elle chantait la Coupo Santo avec ferveur. »
Elle s’éteignit le 3 janvier 1944 à l’hôpital de Salon-de-Provence. Elle allait avoir 77 ans.
Tant de conquêtes
La plupart des félibres ont été émus par le charme de Fortunette. On ne peut citer le nom de tous ceux que son charme a troublés. Mais quelques anecdotes permettent de discerner l’émoi que la personne de la belle Maussanaise provoquait chez ceux qui la côtoyaient.
Paul Arène (Sisteron, 1843 – Antibes, 1896), poète provençal, écrivait le lendemain de la Sainte-Estelle de 1892, aux Baux :
Péu negre, ieu negre, l’amo negro, – E blanco, vièsti chimarra, – Tristo en dedins, deforo allegro, – Es Fourtuneto e soun retra. – Siéu Petrarco, siés ma Lauro, – O bruneto is iue trop fer, – E baise, fòu coume l’auro, – Toun péu dru, coulour d’infèr.
Cheveux noirs, yeux noirs, l’âme noire, – Et blanche, robe chamarrée, – triste au-dedans, gaie au dehors, – C’est Fortunette et son portrait. – Je suis Pétrarque, tu es ma Laure, – Ô brunette aux yeux trop farouches, – Et je baise, fou comme le vent, – Tes cheveux drus, couleur d’enfer.
Charloun Rieu (Paradou, 1846 – id. 1924), félibre des Alpilles. C’est Fortunette qui avait tenté la conquête de ce célibataire endurci. Un jour que le poète se trouvait parmi ses oliviers vint Emma qui lui déclara : « Si tu me veux, Charloun, si je te plais, prends-moi ! Je suis venue pour te faire plaisir. » Gêné et, nous l’imaginons ainsi, rougissant jusqu’aux oreilles, Charloun lui répondit : « Vois-tu, Fortunette, je ne peux pas : ce serait mal. J’espère encore me marier, qui sait ? Je voudrais rester sage pour celle qui voudra de moi… »
Que reste-t-il de Fortunette ?
Fortunette n’a certes pas marqué l’histoire de la Provence, mais elle est irrémédiablement liée à celle des félibres qu’elle a tant cotoyés. De son vivant, au début des années 1900, a été publiée une carte postale sur laquelle elle expose sa beauté. Son nom n’y est pas cité, on se contentera de la légende : « Arlésienne. » Pour le touriste parisien, cela sera suffisant.
On pourra conseiller la (re)lecture de la nouvelle d’Alphonse Daudet : « L’Arlésienne », in Les Lettres de mon moulin. On croirait à s’y méprendre que Daudet y parle de Fortunette. Malheureusement, lorsqu’il écrit cette nouvelle, en 1869, Emma n’a que deux ans ! Tant pis ! On y aura cru quand même.
Le visiteur du Muséon arlaten remarquera trois portraits d’Emma Teissier.
On trouvait encore, au musée Réattu d’Arles, il y a quelques décennies, un buste en terre cuite signé Dieudonné la représentant.
Bibliographie
Liste des ouvrages consultés pour la réalisation de cette biographie.
- Charles Terrin, « Fortunette des Baux ou le Félibrige amoureux », in Mercure de France, n° 918, 15 septembre 1936.
- René Jouveau, Histoire du félibrige (1876-1914), Nîmes, 1970.
- Jean-Pierre Belmon, La Vie aventureuse de Fortunette des Baux, éd. Notre-Dame, Nîmes, 1989.
- Hélène Ratyé-Choremi, Le Paradou, éd. Équinoxe, 1990.
Notes
- René Jouveau, Histoire du félibrige (1876-1914), 1970.
- Critobule, t. 1, p. 295 sq.
- Critobule, ibid., p. 296-7.
- C’est en tout cas ce qu’affirme Mistral. Mais l’idée de la surnommer vient en fait de Mariéton.
- Critobule, t. 2, p. 38, 39.
La généalogie de Fortunette des Baux
Emma Teissier est d’ascendance maussano-salonaise, ainsi que le montre l’extrait de sa généalogie ci-dessous.
Pour comprendre la signification des chiffres précédant les noms, voyez l’article « La numérotation Sosa-Stradonitz ».
1. Emma Catherine TEISSIER (Maussane, 17/01/1867-03/01/1944)
2. Constantin Marcellin TEISSIER, serrurier (Salon, 23/03/1834-) x Maussane 17/11/1858
3. Marie Constance TELLIER (Maussane, 16/02/1834-)
4. Louis Montagne TEISSIER, cordonnier (Salon, 28/01/1794-+ ap. 1858)
5. Marguerite JAUBERT (Salon, 13/08/1794-+1858)
6. Hippolyte TELLIER, agriculteur (Maussane, v. 1810-Maussane, 13/01/1895)
7. Marie RIPERT (Les Baux, v. 1815-Maussane, 27/01/1868)
8. Joseph TEISSIER, cordonnier (Salon, v. 1762-) x Salon 12/11/1787
9. Marguerite JACQUE
10. Joseph JAUBERT (Salon, v. 1770-), aubergiste, x Salon 17/01/1794
11. Magdeleine POUJOULAT (Salon, v. 1770-)
12. Pierre TELLIER, pêcheur (Maussane, c. 1769-Maussane, 08/02/1848)
13. Thérèse CHABAUD
14. André RIPERT, agriculteur
15. Marie Honorade MINGEAUD
16. Gilles Joseph TEISSIER (-/1787)
17. Catherine PANTOUSTIEN
18. Gaspard JACQUE (Lambesc, v. 1722-/1787) x Salon 22/07/1748
19. Élisabeth ATTENOUX (Salon, v. 1726-/1787)
20. François JAUBERT
21. Charlotte MICHEL
22. Jean François POUJOULAT (Dieulefit, v. 1739-/1794) x Salon 08/02/1763
23. Madeleine ROLLAND (Salon, v. 1744-/1794)
24. Joseph TELLIER (-Maussane)
25. Anne DINARD (-Maussane)
36. Jean Baptiste JACQUE
37. Marguerite FERRET
38. Mitre ATTENOUX (Salon, v. 1698-) x Salon, 05/04/1723
39. Élisabeth MAZINIER (Salon, v. 1693-)
44. Auzias POUJOULAT (-/1763)
45. Élisabeth AUBERGE
46. Jean Baptiste ROLLAND, marchand chandelier, (-/1763), CM Salon, 01/11/1733 (notaire Martinon)
47. Marguerite REYNAUD (-/1763)
76. Firmin ATTENOUX (°Lançon-/1723), CM Salon 17/10/1677 (notaire Tabour)
77. Marguerite MASSEAU
78. Vincent MAZINIER, (-/1723), x Salon, 08/06/1694
79. Madeleine ARTAUD
92. Charles ROLLAND, négociant, x Salon, 21/11/1707
93. Marie MICHEL
94. Simphorien REYNAUD, négociant
95. Élisabeth JOURDAN
152. Jean ATTENOUX (-+/1677)
153. Suzanne ROUSSELLE (-+/1677)
154. Jean MASSEAU, travailleur
155. Magdeleine RANIERE
156. Antoine MASENIER
157. Isabeau JAUFFRET
158. François ARTAUD
159. Anne TAMISIER
184. Claude ROLLAND
185. Catherine COMBE (-/1707)
186. Charles MICHEL
187. Isabeau MARTINON
188. Jean REINAUD (-/1698)
189. Anne MIOLLAN (-/1698)
190. Georges JOURDAN (-/1698)
191. Marie ABEILLE
Excellent : je ne connaissais pas cette histoire de la « belle Maussanaise ». Drôle de destin…
gramaci, je me suis régalée !
des anecdotes sur certains habitants d’Eygalières ? mon village
Voilà une bonne idée. Je pense m’intéresser à Eygalières prochainement.
Bonjour,
Intéressante micro biographie sur la belle et sulfureuse Fortunette. Mais une remarque. IL N’EXISTE PAS DE BUSTE DE FORTUNETTE AU MUSEE REATTU.
Confirmation reçue de Mr.Daniel Rouvier, Conservateur du Musée.
Bonjour, merci de ce message. En effet, je vais penser à retirer l’information. Il serait intéressant de connaître le destin de ce buste après son passage au musée Réattu.