Sous l’Ancien Régime, pour être agréé patron de barque à Marseille, il fallait faire preuve de capacité et d’honnête fortune devant la très insigne confrérie des gens de mer. Les Prieurs ou syndics de cette œuvre avaient imaginé un excellent moyen pour faire cette double enquête par un seul et unique examen.
La session s’ouvrait le dimanche après Noël, à midi, en plein air, sur le quai Saint-Jean.
Le syndic-maje traçait d’abord au charbon, sur le pavé, une espèce de marelle (rappelons que marelle vient du latin mar, « la mer ») qu’il prétendait être la carte muette du littoral depuis Gibraltar jusqu’à Constantinople. Cela fait, le candidat était introduit dans la mer, tandis que les examinateurs restaient à terre.
L’épreuve était toujours le récit animé d’un court voyage dont le port était le point de départ. Dans sa narration le postulant employait le plus possible de mots techniques et marchait le long de la soi-disant côte, en signalant tous les caps, golfes, baies, calanques, etc. devant lesquels il passait, en prenant grand soin de les marquer sur la carte par une pièce de monnaie proportionnée à l’importance des lieux.
Le voyage terminé, les Prieurs n’avaient plus, pour s’assurer du mérite du candidat, qu’à compter la recette, qui était d’autant plus forte qu’il connaissait mieux la côte et qu’il était plus généreux.
Tant pis pour les ignorants et les avares !
Le 28 décembre 1693, Pierre Estubly se présenta devant le redoutable tribunal. Il n’était pas très bon navigateur et ne savait pas un mot de ce métier, mais il tenait dans sa main un petit saquet qui rendit un son très réjouissant quand le candidat sauta dans la mer.
Le misérable avait espéré corrompre les juges mais il fut bien déçu, car à peine le syndic eut-il avisé la quantité de marques qu’Estubly avait à sa disposition, qu’il s’écria :
« Vaï ei dardanellos, et revendras ! » (Va aux Dardadanelles et tu reviens !)
Jamais on n’avait ordonné une si rude épreuve.
Le jeune homme part, il va tout droit déjeuner en Sicile, de là il part boire un coup dans l’Archipel et il dîne un moment après à Constantinople.
Il n’avait déboursé que quatre astériques.
Les Prieurs avaient l’air de se dire : « Se moque-t-il de nous ? »
Restait le retour.
Il fut aussi émouvant que l’aller, à cela près que le voyageur ne passa que par les points déjà visités et qu’il jugea inutile de remarquer. Il approchait de Marseille, quand l’un des prieurs, n’y tenant plus, lui cria :
« Et Morgiou!
— Vouei ! répondit Estubly, soupi à Morgiou !
— Soupés à Morgiou ! riposta le syndic, exaspéré, et ben ! aro, vai carg’Endoumé !
En même temps tous les Prieurs tournèrent le dos au candidat tout confus, et l’auditoire partit d’un éclat de rire dont l’écho archéologique devait encore s’entendre au XIXe siècle.
Seulement les malicieux Marseillais, trouvant qu’après un souper à Morgiou, il n’y avait guère opportunité d’aller charger à Endoume, ont quelque peu modifié le dernier mot des Prieurs et en ont fait le proverbe tel qu’on l’entendait prononcer jusque dans les années 1860. Il n’y avait qu’un r à supprimer dans le mot carga et ils n’hésitèrent pas à commettre cette mutilation.
- Source : Le Petit Marseillais, 22 mai 1868, p. 3, 4.