Quelle langue parlait-on en Provence au Moyen Âge ?

Lorsque l’on se représente la Provence médiévale, on voit les murailles d’Aix, les foires animées de Tarascon, les ruelles étroites de Sisteron, les marchés d’Arles ou les ports de Toulon où retentissent les cris des marchands. Mais la langue qui tisse ces scènes du quotidien est essentielle pour comprendre la vie d’alors.
Les Provençaux du Moyen Âge parlaient l’occitan, dans sa variante provençale, tandis que le latin demeurait la langue de l’Église, du droit et des institutions savantes.
Cette coexistence linguistique, attestée dans les manuscrits comme dans les chartes, façonne toute la culture provençale médiévale.

Le lent passage du latin populaire au provençal

Après la romanisation, la population utilise un latin vulgaire, parlé de façon plus souple que le latin classique. Les études de Jules Ronjat (Grammaire historique des parlers provençaux modernes, 1930–1941) et de Pierre Bec (La Langue occitane, 1963) montrent comment, à partir du Ve siècle, les sons évoluent : les consonnes se simplifient, certaines voyelles se diphtonguent, et les finales disparaissent peu à peu.
Cette transformation suit un mouvement commun à l’ensemble du domaine roman, mais possède une cohérence particulière en Provence. Dès le Xe siècle, les gloses marginales dans les manuscrits (signalées par Anglade, Grammaire de l’ancien provençal, 1921) témoignent d’un parler distinct du latin écrit.

Évolution attestée du latin vulgaire au provençal
Latin populaire Forme attestée en ancien occitan Sens Source
caballus cavall cheval Ronjat, 1930
clarus clar clair Bec, 1963
mensa mesa table Paden, 1998
auriculam aurelha oreille Bec, 1963
Ces évolutions montrent une langue largement stabilisée dès le XIᵉ siècle.

Une langue parlée qui structure la vie sociale

Dans les villes comme dans les campagnes, le provençal règne dans les interactions humaines.
Il est utilisé par les artisans dans leurs ateliers, par les marchands dans les foires, par les familles autour du feu, par les bergers dans les Alpes comme par les pêcheurs sur la côte. Les coutumes locales et les contrats oraux – souvent des accords fonciers ou des échanges agricoles – se transmettent en langue d’oc.
William D. Paden (An Introduction to Old Occitan, 1998) montre que cette langue possède une syntaxe régulière, une conjugaison complète et un vocabulaire capable de nuances sociales : bénédictions, insultes, formules d’accueil, proximités et distances hiérarchiques.

Cette dimension sociale est essentielle : la langue d’oc n’est pas seulement un outil linguistique, mais un marqueur d’identité. Comme l’a souligné Martin Aurell (La Provence au Moyen Âge, 2005), elle structure les solidarités, les lignages, les tensions entre villages, et jusqu’aux rites religieux populaires.

Les troubadours : la puissance littéraire de la langue

Dès le XIᵉ siècle, la Provence devient l’un des centres majeurs de la poésie courtoise. Les troubadours élaborent un art poétique d’une grande précision.
Les analyses de Paul Zumthor (La Poésie et la Voix dans la civilisation médiévale, 1987) montrent comment la langue d’oc est taillée pour la poésie : richesse vocalique, souplesse syntactique, capacité à exprimer nuances affectives et morales.
Les vidas, recueillies et traduites par Margarita Egan (1984), révèlent des artistes respectés aux parcours parfois internationaux : certains Provençaux se produisent à Gênes, Barcelone, Toulouse, ou dans les cours germaniques.

Diffusion géographique attestée des troubadours
Région Exemples de troubadours attestés Source
Provence Raimbaut d’Orange, Folquet de Marseille Bec, 1963
Languedoc Guilhem de Peitieus, Arnaut Daniel Zumthor, 1987
Italie du Nord Présence et influence des troubadours dans les cours Egan, 1984
Catalogne / Aragon Influence sur les trobaires catalans Paden, 1998
Cette diffusion montre que la langue d’oc était comprise et admirée sur un territoire immense.

Le rôle toujours central du latin

Malgré la vitalité du provençal, le latin demeure indispensable. Il est la langue de l’Église, des prieurés, des universités naissantes, des chartes et des actes notariés.
Les travaux d’Aurell (2005) et de Cerquiglini (La Naissance du français, 1999) rappellent qu’un clerc provençal passe quotidiennement du latin écrit à l’occitan parlé.
Même dans les villages reculés, les actes funéraires, les contrats de mariage, les donations ou les règlements se font en latin, souvent avec quelques intrusions occitanes dans les noms de lieux ou de personnes.

Une Provence multilingue : nuances et variantes

Le provençal n’est pas uniforme. Les travaux dialectologiques, notamment ceux de Ronjat et Bec, distinguent plusieurs zones : rhodanienne, maritime, centrale, gavote, niçoise.

Traits distinctifs régionaux attestés
Zone Trait linguistique notable Source
Rhodanien Vocalisme plus ouvert Ronjat, 1930
Maritime Influence lexicale liée au trafic méditerranéen Aurell, 2005
Gavot (Alpes) Conservation de certaines consonnes finales Bec, 1963
Niçois Emprunts précoces à l’italien / ligurien Köhler, 1980


Malgré ces variations, l’intercompréhension reste forte : un poème composé à Orange pouvait être compris jusqu’à Nice ou Sisteron.

L’ascension du français : un bouleversement lent

À partir du XIVᵉ siècle, le français commence à pénétrer en Provence par l’administration royale et les élites urbaines. Ce mouvement se renforce au XVIᵉ siècle avec l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539).
Philippe Martel (2013) montre que la langue d’oc reste pourtant très vivace dans les pratiques quotidiennes jusqu’au XIXᵉ siècle dans certaines vallées alpines, malgré la perte de prestige institutionnel.
Les notaires provençaux adoptent progressivement le français dans les actes, mais les formules orales restent en occitan. Même au XVIIᵉ siècle, certaines paroisses gardent des traces d’occitan dans les registres lorsqu’un curé peu lettré y insère des notes personnelles.

La Provence : une identité façonnée par deux langues

La Provence médiévale vit dans un équilibre linguistique complexe mais extraordinairement riche :
– le provençal, langue du peuple, de la poésie et de la vie concrète ;
– le latin, langue savante, institutionnelle et spirituelle.
Cette dualité ne divise pas : elle nourrit une culture puissante, où l’expression populaire et la pensée savante dialoguent constamment.
C’est ce dialogue qui donne à la Provence médiévale sa densité humaine et culturelle si particulière.

Sources académiques utilisées

  • Ronjat, Jules. Grammaire historique des parlers provençaux modernes. A. Picard, 1930–1941.
  • Paden, William D. An Introduction to Old Occitan. MLA, 1998.
  • Egan, Margarita. The Vidas of the Troubadours. Garland Publishing, 1984.
  • Bec, Pierre. La Langue occitane. Presses Universitaires de France, 1963.
  • Aurell, Martin. La Provence au Moyen Âge. Perrin, 2005.
  • Martel, Philippe. “L’occitan”, in Histoire sociale des langues de France, Presses Universitaires de Rennes, 2013.
  • Zumthor, Paul. La Poésie et la voix dans la civilisation médiévale. Seuil, 1987.
  • Cerquiglini, Bernard. La naissance du français. PUF, 1999.
  • Anglade, Joseph. Grammaire de l’ancien provençal. Klincksieck, 1921.
  • Köhler, Erich. Études sur la littérature occitane médiévale. 1980.

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