[Ancien provençal] Module 1 — Contexte historique et culturel


<< Introduction à l’apprentissage de l’ancien provençal

Pourquoi ce module est la première étape

Plonger dans l’ancien provençal sans connaître son contexte historique et culturel, c’est risquer de lire des mots sans en percevoir la profondeur. Ce premier module pose les fondations : il décrit l’origine de la langue, son usage social, sa coexistence avec le latin, son âge d’or littéraire, sa diversité dialectale et les transformations de son statut — autant d’éléments indispensables pour aborder ensuite la lecture de textes anciens en toute lucidité.
Pour vous immerger dès maintenant, voici un exemple poétique qui illustre d’emblée la sonorité et la sensibilité de la langue d’oc :
« Can vei la lauzeta mover / de joi sas alas contra’l rai… »
(Quand je vois l’alouette agiter joyeusement ses ailes contre le soleil…)
Ces quelques vers du troubadour Bernart de Ventadorn donnent le ton : vous n’êtes plus dans un français ancien, mais dans une langue vivante — l’ancien occitan — pleine de charme, de simplicité et de sensibilité. Nous allons voir pourquoi ces vers sont possibles, et comment toute une société a parlé, chanté, écrit — en occitan et en latin — pendant plusieurs siècles en Provence.

Naissance d’une langue vernaculaire : du latin vulgaire à l’occitan

Après la romanisation de la Provence, le latin s’impose comme langue officielle. Rapidement toutefois, le latin « populaire » — celui que parlent les paysans, les artisans, les marchands — évolue. Ce latin vulgaire n’a plus les exigences du latin érudit : prononciation, vocabulaire et morphologie se simplifient et se transforment selon les régions. Petit à petit apparaît une langue romane autonome, que l’on appellera occitan (langue d’oc) et, en Provence, provençal.
L’occitan ancien est l’héritier direct de ce latin vulgaire, transformé au fil des siècles : les changements phonétiques (perte des finales, diphtongations, variations vocaliques) et morphologiques se stabilisent suffisamment tôt pour produire une langue cohérente et compréhensible. Dès le XIᵉ siècle, des formes typiques sont attestées dans des manuscrits : ce n’est pas une création soudaine, mais un lent glissement perceptible lorsqu’on étudie phonétique, morphologie et lexique.

Une langue de tous les jours : le provençal dans la vie sociale

L’occitan provençal est la langue du quotidien. Dans les villages, les bourgs, les tavernes, les marchés, on parle provençal. C’est la langue des familles, des voisins, des artisans, des marchands, des paysans. En Provence médiévale, un forgeron, un meunier, un berger, un marchand — tous se comprennent en langue d’oc.
Exemple narratif :
« En aquela vila avia un cavaler proz e ben amatz de totz. »
(Dans ce village vivait un chevalier vaillant et aimé de tous.)
Cette phrase courte illustre le registre narratif et la simplicité fonctionnelle de l’occitan dans la vie quotidienne.
Ces énoncés simples montrent que l’occitan n’était pas réservé aux élites : c’était une langue de tous, utile, parlée, partagée. Le provençal structure la vie sociale, permet les échanges et forge l’identité locale. Pour qui s’intéresse à la généalogie, c’est souvent dans ces termes vernaculaires que se trouvent les désignations des métiers, des objets et des lieux.

Littérature et prestige : l’âge d’or des troubadours

« Can vei la lauzeta mover, / De joi sas alas contra’l rai… »
L’occitan n’est pas qu’un langage populaire. Entre la fin du XIᵉ siècle et le XIIIᵉ, la Provence et le Midi connaissent la floraison des troubadours, poètes-compositeurs qui chantent l’amour courtois, la satire ou la morale. Les poèmes de troubadours prouvent que la langue d’oc est capable d’une grande précision stylistique et d’une norme écrite partagée.
Bernart de Ventadorn — extrait :
« Can vei la lauzeta mover, / De joi sas alas contra’l rai… »
(Quand je vois l’alouette agiter joyeusement ses ailes vers le soleil…)
Ces œuvres circulent largement : leurs manuscrits voyagent en Catalogne, en Italie du Nord et jusqu’à d’autres cours européennes. La poésie des troubadours montre que l’occitan est une langue de civilisation, pas un simple dialecte local. Lire ces textes demande d’être sensible aux images naturelles, aux figures rhétoriques et aux variations métriques propres au registre lyrique.

Écritures, archives, latin et occitan : un double régime scriptural

Malgré la vitalité orale et poétique de l’occitan, le latin conserve un rôle central dans les institutions. Chartes, actes notariés, documents ecclésiastiques ou universitaires sont généralement rédigés en latin jusqu’à la fin du Moyen Âge. Cependant, l’occitan s’y glisse parfois, en particulier pour les noms propres, les toponymes ou les désignations techniques. Ainsi, un bail ou une donation peut mêler latin et occitan dans la même formule.
Exemple notarial (forme vernaculaire tardive) :
« Fazo saber a totz que… »
(Je fais savoir à tous que…)
Formule typique d’un notaire utilisant l’occitan pour ouvrir une proclamation ou une mention locale.
Pour le lecteur, la conséquence pédagogique est claire : il faudra apprendre à lire deux graphies et à reconnaître les abréviations et les formes contractées des manuscrits médiévaux. Une partie importante de l’entraînement consistera à repérer ces signes et à décoder la superposition latin/occitan.

Diversité dialectale : la variété provençale à l’échelle de la région

La Provence médiévale n’est pas un bloc homogène. Selon les zones — vallée du Rhône, littoral, zones alpines ou arrière-pays — le provençal présente des différences de prononciation, de vocabulaire et d’orthographe. Ces variantes reflètent l’histoire des contacts (commerce maritime, influences ligures ou italiennes) et des reliefs (plaines, montagnes).
Variantes graphiques et dialectales :
« Quan vei l’alauzeta mover… »
(Variante graphique d’un vers célèbre, montrant la fluctuation orthographique d’un scribe à l’autre.)
Ces variations sont normales et témoignent d’un continuum linguistique plutôt que d’un code figé.
Malgré ces différences, l’intercompréhension reste forte : un poème composé à Arles était intelligible à Digne, à Nice ou dans de nombreuses vallées alpines. La cartographie dialectologique aide aujourd’hui à identifier des traits régionaux et à situer approximativement l’origine d’un texte.

Un tournant historique : intégration politique et changement de statut

Le statut de la langue évolue avec l’histoire politique. L’intégration progressive du Midi au royaume de France et l’affirmation des institutions centrales modifient l’usage des langues. L’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539) marque un tournant : le français est imposé dans les actes juridiques et administratifs du royaume. Cela accélère, sur le long terme, la substitution du français au latin et, indirectement, la marginalisation de l’occitan dans les usages écrits.
Néanmoins, dans les campagnes et dans de nombreuses villes, le provençal demeure la langue vivante des foyers et des relations sociales pendant des siècles. Pour l’étudiant moderne, cela veut dire que les documents postérieurs au XVIᵉ siècle peuvent présenter des mélanges linguistiques (latin, occitan, français ancien) qui aident à dater et à localiser un texte.

Comment commencer la lecture : une stratégie progressive

Pour aborder la lecture sans découragement, il est conseillé de suivre une progression douce : commencer par des textes courts et vernaculaires (chansons, proverbes, refrains), qui offrent un vocabulaire concret et répétitif ; poursuivre avec des poèmes de troubadours pour s’habituer à la richesse stylistique ; et enfin passer aux actes notariaux et aux chartes qui exigent la double compétence latin/occitan. Cette méthode permet d’acquérir d’abord le lexique, puis la syntaxe, et enfin les subtilités orthographiques et dialectales.

Conclusion : le contexte comme fondation d’une lecture éclairée

L’héritage romain, la naissance du provençal, la vie sociale, la poésie des troubadours, le régime bilingue latin/occitan, la diversité dialectale et les bouleversements politiques forment le socle indispensable de tout apprentissage de l’ancien provençal. Ce n’est qu’en maîtrisant ces repères que l’on peut aborder les textes anciens avec sens, nuance et respect.
Les exemples de vers, de phrases narratives ou de formulations notariales insérés dans ce module ne sont pas de simples ornements : ce sont des portes d’entrée tangibles dans la langue d’oc, des fragments que vous relirez, analyserez et utiliserez dans les modules suivants pour construire progressivement votre compétence de lecture.

Exemples en ancien provençal — pour commencer

« Can vei la lauzeta mover / de joi sas alas contra’l rai… »
(Bernart de Ventadorn — Quand je vois l’alouette agiter joyeusement ses ailes vers le soleil.)

« En aquela vila avia un cavaler proz e ben amatz de totz. »
(Phrase narrative illustrative — Dans ce village vivait un chevalier vaillant et aimé de tous.)

« Quan vei l’alauzeta mover… »
(Variante graphique possible d’un vers célèbre — montre la variabilité orthographique.)

« Fazo saber a totz que… »
(Formule notariale vernaculaire — Je fais savoir à tous que…)

Sources et lectures recommandées

Pour approfondir :
  • Bernart de Ventadorn — éditions critiques des textes de troubadours (ex. Roncaglia, 1964).
  • Jules Ronjat, Grammaire historique des parlers provençaux modernes, A. Picard, 1930–1941.
  • Pierre Bec, La Langue occitane, PUF, 1963.
  • William D. Paden, An Introduction to Old Occitan, MLA, 1998.
  • Martin Aurell, La Provence au Moyen Âge, Perrin, 2005.
  • « Ressources en ligne : manuscrits et éditions critiques » sur Gallica (BnF) et bases universitaires spécialisées.

Jean Marie Desbois

Module 2 : Alphabet, orthographe et prononciation >>

Laisser un commentaire