Le livre de raison des Garidel d’Aix-en-Provence

aix-fontaine-place-precheursTexte tiré de « Les familles et la société en France avant la Révolution », Ch. de Ribbe, Tours, 1879.
Nous sommes en présence de toute une galerie de portraits, tracés par le coeur, sinon par le pinceau des divers membres d’une famille, dont les Livres de raison ont été tenus, de 1605 jusqu’après la révolution, par cinq générations d’hommes distingués et de bons citoyens, docteurs, avocats, syndics du Barreau, primiciers de l’Université, administrateurs élus de la ville d’Aix et de la Provence.
1° Le premier en date de ces Livres a pour auteur Joseph de Garidel, fils, petit-fils d’avocats établis à Aix depuis les premières années du XVIe siècle.
Joseph de Garidel est né en 1584, a été reçu docteur en droit et avocat en 1604. Le jour de son mariage, en 1605, il écrit ce qui suit :
«Voicy une des plus importantes actions de ma vie : c’est mon mariage que contractay le 1er may 1605… Le sainct sacrement s’administra en l’église Saincte-Madeleine. Je fis adsisté de mes frères.
«Dieu me fasse la grâce que ce soit pour longues années et à son honneur et gloire !»
Il enregistre les naissances de ses enfants, selon la coutume, et avec des voeux tels que ceux-ci : «Je prie Dieu qu’il luy donne sa crainte et tout ce qu’il connoistra luy estre nécessaire. Dieu le veuille adsister et le fortifie de foy et de piété !»
Hélas ! sa femme meurt après treize ans de mariage ; il marque une croix au commencement de la page et trace un éloge tout plein des effusions de sa tendresse.
«Dieu m fasse la grâce de la revoir plus belle et plus glorieuse un jour ! Elle est morte si chrétiennement que je supplie ce grand Christ, par l’intercession de sa saincte Mère, qu’il me fasse mourir de la mesme façon, quand il luy plaira de m’appeler…»
Le 7 octobre 1618, il est nommé syndic des avocats, le 1er mai 1637 primicier de l’Université, et il écrit : «J’ay passé mon année fort heureusement et fort honorablement. Sit nomen Domini benedictum
En 1640, il enregistre une distinction encore plus flatteuse.
«J’ay esté esleu assesseur d’Aix, procureur du pays de Provence1, en l’année 1640, sans brigue ny désir d’entrer dans une si illustre, mais s pénible charge, et je n’ay eu que trois ou quatre voix contraires…
«J’ay achevé mon année d’assesseur et de procureur du pays avec beaucoup de peine et de fatigue, mais avec beaucoup d’honneur. Dieu en soit loué ! Je confesse ingénuement que ce m’a esté l’année la plus dure de toutes celles que j’ay passées.
«J’estime avec certitude et vérité que Dieu m’a adsisté extraordinairement, voyre miraculeusement, par l’intercession de la Vierge Marie, que j’ay toujours invoquée, de quoy je seray journellement mémoratif.»
En 1644, il fait son testament, et il en inscrit les principales dispositions, en ajoutant les explications nécessaires «pour le plus grand esclaircissement de sa volonté», afin d’éviter tous procès entre ses héritiers, dont un est en bas âge.
Pierre de Garidel lui succède comme chef de maison, et construit pour sa famille, composée de huit enfants, une maison d’habitation que ses descendants ont possédée jusqu’à nos jours. Lui aussi prend le grade de docteur, est reçu avocat et devient un des anciens de l’Université. Il meurt en 1686, chargeant un de ses fils, Jean-Joseph, de conserver le foyer domestique.
Jean-Joseph de Garidel est fidèle à la coutume qui fait commencer le Livre de raison au moment du mariage. Il écrit en 1684, après la célébration de la cérémonie nuptiale :
«Dieu veuille que ce soit pour longues années, et que la bénédiction du ciel descende sur nous, afin que nous puissions vivre sans reproche, en véritables chrestiens, et suivions les traces de nos ancestres qui ont vescu avec tant de candeur d’âme ! Dieu nous en fasse la grâce !»
La naissance d’un fils en 1686 est pour lui l’occasion de renouveler l’expression de ces sentiments.
«Je luy ay imposé le nom de Pierre, qui est le nom de mon père. Dieu luy fasse la grâce qu’il luy ressemble et qu’il soit homme de bien et d’honneur comme luy !»
Ce père, entouré de respects, meurt dans cette même année. Nous trouvons racontée par son fils la scène des derniers adieux.
«Il avoit disposé en ce monde de tous ses biens en faveur de ma mère, laquelle aura soin de régler ses enfans avant sa mort, comme mon bon père l’a fait…
«Il nous fit embrasser mon frère et moy pour l’amour de Dieu et de luy, et il s’en alla content jouir de la gloire éternelle des bienheureux dans le ciel.
«Le jour de sa mort, ma mère luy a fait dire cent messes, et moy six que je continueray tous les samedis de la semaine, jour de sa mort, tant qu’il plaira à Dieu de me faire vivre.»
L’année suivante, nouveau deuil pour lui ; il perd un oncle vénéré, le frère de son père, Paul de Garidel.
«Il est mort en odeur de sainteté, grand homme de bien et d’honneur, regretté de tout le monde et principalement des pauvres. Il avoit rempli avec l’admiration de tous les charges les plus honorables de cette ville, et avoit eu les mêmes honneurs que feu son père Joseph de Garidel, sçavoir d’être primicier et assesseur de la ville d’Aix, procureur du pays.»
Puis il revient sur les impérissables souvenirs qu’ont laissés les vertus d’un aïeul, fondateur d’une race si digne de lui.
«Cette famille estoit toute saincte. Tous les enfans avoient suivy l’exemple de leur père, Joseph, qui est mort en odeur de sainteté, l’oracle du Barreau, le protecteur des pauvres, grandement charitable, fort honeste homme et bien venu de chascun. Dieu me fasse la grâce que moy et les miens l’imitions et ne dérogions pas à cette prud’hommie !»
En 1690, il est reçu en l’office de conseiller au siège général de la sénéchaussée d’Aix. C’est une circonstance mémorable de sa vie, et il la note en ces termes :
«Dieu me fasse la grâce d’y vivre en homme d’honneur, que je fasse les fonctions de ma charge sans reproche aucun et avec rectitude, afin que je mérite la récompense des élus dans le ciel !»
Vingt années s’écoulent. Le 9 décembre 1711, il fait son testament et l’inscrit dans son Livre de raison.
Il a à régler sa succession entre sept enfants, quatre fils et trois filles. Il institue héritier son fils aîné Pierre avec mission de continuer à représenter le père, comme centre du groupe domestique. Ses frères et soeurs non encore établis mangeront à sa table, bien qu’ayant reçu leur légitime : ils auront toujours dans la maison leur chambre et leur mobilier, «tant qu’ils seront avec luy et non autrement.»
«J’ay fait cela, dit le père, pour qu’ils demeurent ensemble en paix et en union.»
Jean Joseph de Garidel ne meurt que bien des années après, le 10 novembre 1727.
4° Il est à croire que l’aîné, Pierre, était mort dans l’intervalle ; car nous voyons un autre fils, Jean-Baptiste, continuer le journal de famille.
Jean-Baptiste de Garidel se marie, et il écrit à l’exemple de ses devanciers :
«Dieu veuille que ce soit pour sa gloire et que je puisse marcher sur les traces de mes ancestres !»
Ceux qui rechercheraient ici les élans de la passion seraient bien déçus. Nous retrouvons en effet l’expression invariable de la même pensée dominante ; l’arrière-petit-fils ne dit pas autrement que son père, son grand-père, son bisaïeul.
Un des frères de Jean-Baptiste vient loger avec lui et lui remet tous ses meubles, linge, vaisselle. Ce dernier enregistre cet heureux événement.
« Comme nous avons toujours esté unis, il n’a pas voulu se séparer de moi. »
En 1737, meurt le frère de son père, Pierre de Garidel, membre de l’Académie des sciences, ami de Tournefort, et auteur de travaux botaniques2 qui doivent illustrer sa famille. Nouvel éloge des mêmes vertus domestiques.
«M. Pierre de Garidel, mon oncle, premier professeur royal en médecine, est décédé aujourd’huy sixième juin 1737, à six heures du matin, âgé de 77 ans, 10 mois, 6 jours. Il n’a esté malade que 6 jours, estant mort d’une apoplexie, comme il l’avoit toujours dit.
«Il a esté ensevely le 7 dans l’église des RR. PP. Observantins, où estoit la sépulture de nostre famille. Il estoit bon ami, bon parent, fort charitable envers les pauvres, très habile en sa profession, et de l’Académie des sciences. Dieu l’aye receu en son saint Paradis !»
5° Après la mort de Jean-Baptiste, en 1756, son Livre de raison est continué d’abord par sa femme, qu’il avait instituée héritière, ensuite par son fils Bruno-Pierre de Garidel.
Celui-ci, en 1777, devient conseiller au Parlement de Provence. Voici la profession de foi qu’il écrit alors, dès son entrée dans la magistrature :
«Le dernier juin 1777, j’ai été reçu en l’office de conseiller au Parlement. Ce n’est pas sans trembler que j’envisage les devoirs d’un juge. Sagacité, connoissances, droiture, intégrité, enfin tout ce qui peut tendre moralement à la perfection humaine, doit résider en la personne de ceux dont l’opinion décide de l’état et de la vie des citoyens. Tenant la place du Maître tout-puissant, ils ont besoin, pour ainsi dire, d’un rayon de ses lumières pour démesler la vérité, au milieu des formes et des mensonges dont elle est entourée.
«Telle est la carrière que je vais parcourir. Mes faibles connoissances me conduiront à tâtons dans cette voie obscure. Désirant d’en connoître les détours, je m’appliqueray à chercher tout ce qui pourra m’instruire.»
La révolution éclate ; Bruno de Garidel émigre sous l’impression des scènes sanglantes qui jetèrent la terreur dans la ville d’Aix et en Provence, à la fin de l’année 1790. Plus tard, rentré dans son domaine rural, il reprend la plume, pour faire connaître à ses descendants le sort de cette terrible révolution ; et, s’occupant de l’éducation du seul fils qu’il eût à cette époque, il formule en terminant un voeu qui se place bien, comme conclusion, après tant de monuments des vertus de ses pères : «Dieu veuille répandre sur lui sa sainte bénédiction et le garantir surtout de l’incrédulité !»

1. Les procureurs du pays administraient la Provence, sous l’autorité des États.
2. Histoire des plantes qui naissent aux environs d’Aix, 1 vol. in-f°, publié en 1715, avec 100 planches gravées.

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