L’hiver 1868 plongea Marseille dans une anxiété profonde. En effet, des agressions violentes se produisaient presque chaque nuit dans les rues de la ville. Ces attaques nocturnes, de plus en plus fréquentes, avaient engendré une véritable panique générale. On parlait avec effroi de ces criminels, rapidement surnommés les « Étrangleurs » par la population. Leurs méthodes étaient surprenantes, leur audace inouïe. Les vols se commettaient même dans les quartiers les plus fréquentés et considérés comme sûrs, et ce, à des heures encore proches du jour. La situation était devenue si tendue que les habitants n’osaient presque plus sortir le soir sans être armés. Ces craintes étaient pleinement justifiées, car les faits qui suivirent allaient les confirmer.
Les accusés et leurs caractéristiques
Quatre individus furent désignés comme accusés principaux. Premièrement, Jean-Robert Reynier, connu sous le nom de « la Pègue », était un commissionnaire né à Toulon, résidant à Marseille, rue Bernard-du-Bois, au numéro 66. Ensuite, Jean-Baptiste-Amédée Guieux, âgé de 26 ans, originaire de Nyons dans la Drôme, travaillait comme garçon de café et demeurait à Marseille, rue du Musée, au numéro 9. Troisièmement, Jean-Baptiste Maiffret, dit « le Casquetier de Barbentane », était un journalier de 29 ans, né et résidant à Marseille, rue d’Aix, au numéro 4. Enfin, Jacques-Camille Depauli, surnommé « Jules », journalier de 19 ans, était également né et vivait à Marseille, rue de Rome.
Une série d’agressions criminelles
Le 14 février 1868, vers 19 heures, M. Rouby, un sculpteur sur bois, rentrait chez lui, rue Saint-Sébastien, numéro 66. Alors qu’il longeait la rue Saint-Paul, à environ 100 mètres de son domicile, il fut soudainement attaqué. Quatre ou cinq malfaiteurs l’assaillirent. Tandis qu’on lui serrait le cou avec une corde, ses agresseurs le dépouillèrent. Ils lui volèrent sa montre en or et 60 centimes, qu’il portait dans la poche de son gilet. M. Rouby, à demi-étranglé, tomba, perdant connaissance. Son état d’émotion ne lui permit pas de distinguer clairement ses assaillants. Toutefois, il remarqua qu’il s’agissait de jeunes hommes. Plusieurs d’entre eux, dira-t-il portaient « une casquette sans visière, bordée de peluche ».
Quelques jours plus tard, le 19 février, vers 23 heures, M. Segond, âgé de 67 ans, fut la nouvelle victime. Ce propriétaire, qui résidait à Endoume, vallon des Auffes, fut agressé près de chez lui par quatre individus. L’un d’eux le saisit à la gorge et serra avec une telle force que M. Segond ne put crier. Il perdit rapidement connaissance. Ses agresseurs le frappèrent à plusieurs reprises au visage et à la tête. Ils lui volèrent sa montre en or, sa chaîne en or et son porte-monnaie, qui contenait 19,40 francs. Selon M. Segond, ses agresseurs avaient tous entre 25 et 30 ans. D’après leur façon de parler, ils semblaient tous originaires de Marseille.
Le 20 février, vers 23h30, M. Bénoit, un ancien cocher de 72 ans, qui vivait rue des Bergers, numéro 9, fut attaqué. L’agression eut lieu rue Fongate, entre la rue Dieudé et la rue Estelle. Une corde à nœud coulant lui fut subitement passée autour du cou. Avec une force brutale, il fut violemment projeté en arrière. On le renversa sur le dos et on le traîna par la corde jusqu’au milieu de la chaussée. Pendant que le vieil homme gisait, évanoui sur le sol, ses assaillants lui arrachèrent sa montre et sa chaîne en argent. Ils lui prirent également 10 francs. M. Bénoit n’aperçut que deux de ses agresseurs. Cependant, la déposition d’un témoin révéla qu’ils étaient en réalité plus nombreux. Ils lui semblèrent être de jeunes hommes et ils parlaient provençal.
M. Lavagetti subit aussi une agression brutale. Il fut assailli si soudainement qu’il ne put ni crier ni poursuivre ses assaillants. Il vit deux d’entre eux s’enfuir par la rue de la Colonne. Il n’avait pas pu distinguer celui qui lui avait jeté la corde. Néanmoins, il reconnut parfaitement l’individu qui lui avait dérobé son argent. Cet homme, vers 21h30, s’était assis à côté de lui au cabaret du sieur Lombard, rue Torte. Il l’avait ensuite suivi à distance sur le quai du Canal, alors qu’il se rendait chez M. Haraud, où l’on pouvait supposer qu’il devait recevoir de l’argent. Lavagetti fut de nouveau attaqué le 26 février, vers 22h45 ou 22h30, près de chez lui. Un lacet lui fut projeté au cou. Une violente secousse le renversa à terre. Un individu se jeta sur lui et lui arracha la poche de son pantalon, qui contenait 5,70 francs.
Le 28 février, vers 23h30, M. Ollivier, un interprète de 29 ans travaillant à l’hôtel du Louvre, marchait rue Marengo. Il s’arrêta à l’angle des rues Marengo et Montée-de-Lodi pour satisfaire un besoin naturel. Pendant qu’il tournait le dos, un individu venant de la rue Marengo s’approcha. Il lui jeta une corde autour du cou. M. Ollivier, agile, porta vivement ses mains au nœud coulant et parvint à se dégager. La force de sa manœuvre fit chuter son agresseur. M. Ollivier fut lui-même déséquilibré et tomba. Immédiatement, deux autres malfaiteurs se précipitèrent sur lui. L’un d’eux s’empara de sa chaîne de montre et de son porte-monnaie, contenant 4,75 francs. Mais à cet instant, M. Ollivier asséna un coup de canne sur la main de son agresseur. Ce dernier lâcha prise et M. Ollivier le saisit par la barbe. La barbe resta dans sa main et les malfaiteurs prirent la fuite. Après avoir ramassé sa chaîne et sa bourse, M. Ollivier regagna son domicile. Comme les autres victimes, il ne put fournir de renseignements précis sur les assaillants. Il pensait que l’homme à la fausse barbe était italien. Il notait aussi que la corde était savonnée et qu’un troisième agresseur portait une casquette sans visière à bord en peluche ou astrakan.
Dans la nuit du 21 au 22 février, vers 2 heures du matin, Monsieur Joseph Michel, maître calfat, demeurant cours Devilliers, numéro 47, faillit devenir une victime similaire. Il rentrait chez lui. En arrivant à la hauteur de la rue Barthélemy, il entendit des pas derrière lui. Il réalisa qu’on venait de lui lancer un lasso, qui l’avait manqué. Quatre individus s’apprêtaient à se précipiter sur lui. Bien qu’il n’eût pas de pistolet, il eut la présence d’esprit de les menacer de tirer. Il les tint ainsi en respect. Au bruit d’une fenêtre qui s’ouvrait, les malfaiteurs s’enfuirent. L’obscurité de la nuit empêcha M. Michel de les distinguer mais il put cependant remarquer que l’un d’eux portait une casquette ronde en peluche.
L’enquête et les révélations cruciales
Ces agressions, caractérisées par des méthodes identiques et des intervalles de temps rapprochés, ne pouvaient être attribuées qu’aux mêmes individus. Les descriptions des victimes, bien que parfois vagues, montraient des concordances frappantes. Les criminels étaient toujours de jeunes hommes, de 25 à 30 ans, que leur langage laissait supposer Marseillais. Un ou deux d’entre eux portaient une casquette sans visière, bordée de peluche. Depauli et Maiffret, par exemple, portaient ce type de coiffure. Les malfaiteurs utilisaient toujours le même modus operandi : ils étranglaient à moitié leurs victimes, souvent avec une corde à nœud coulant. Clairement, ces vols étaient l’œuvre d’une association organisée. Le hasard seul ne pouvait expliquer de telles similitudes et fréquences.
La police mena des recherches actives. Cependant, elle ne parvenait pas à identifier les membres de cette bande. C’est alors que M. Pouzet, arrêté sous l’inculpation d’escroquerie et d’abus de confiance, fit des révélations importantes. Pouzet avait passé la nuit du 22 au 23 février dans le garni de la veuve Sémarène, rue du Refai, numéro 9. Vers 23 heures, il était couché, mais pas encore endormi. Son attention fut attirée par une conversation dans la chambre voisine. Il entendit plusieurs individus parler et crut saisir le mot « étrangleurs ». Il se leva discrètement et observa par les fentes de la cloison, à la lueur d’une bougie. Il vit quatre hommes. Deux étaient assis, deux autres debout près du lit. Ils conversaient. L’un disait : « Moi, j’enverrai la corde. » Un autre répondait : « Moi, la toile cirée. » Les deux autres ajoutaient qu’ils seraient là pour « dépouiller la personne arrêtée et prêter main-forte. » Ils évoquèrent ensuite le vieillard arrêté à Endoume, à qui ils avaient volé sa montre, sa chaîne et une vingtaine de francs. Pouzet n’eut plus aucun doute : il était en présence des étrangleurs.
Il reconnut en eux quatre joueurs de billard. Ils fréquentaient habituellement les cafés de nuit et l’Alcazar. Il se recoucha.
Le lendemain, en entendant ses voisins se lever, il fit de même. Il les suivit et les vit entrer à l’Alcazar. Pouzet s’y rendit à son tour et retrouva les quatre hommes. Il identifia Reynier, Guieux, Depauli et un quatrième individu. Ce dernier, dont il ignorait le nom, était surnommé « Côtelette » et fut arrêté quelques jours plus tard. Pouzet décida de révéler ces faits aux autorités.
Pour lire la suite et la fin de l’histoire : L’affaire des étrangleurs de Marseille (Marseille, février 1868) – Seconde partie.
- Source : Le Petit Marseillais, 9 juin 1868, p. 2.