Amour et tragédie (Toulon, 20 mai 1895)

Dans l’affaire de la rue Saint-Pierre, Toulon avait connu un mois de mai 1895 riche en événements tragiques, ébranlant la quiétude des esprits. Ce 20, au matin, un drame d’une intensité rare se déroula dans l’un de ces estaminets discrets qui animaient la rue de l’Armedieu, jetant une ombre sinistre sur la vie quotidienne.

Les tourments d’un cœur jaloux

Au cœur de cette tragédie se trouvait Désiré Vieville, un colporteur de vingt-neuf ans, originaire de Neufchâtel, dans l’Aisne. Ses liens avec Delphine Dravinet avaient été anciens et complexes, marqués par la naissance d’un enfant deux ans plus tôt. Cependant, le quotidien de ce foyer avait été assombri par la jalousie et la paresse de Vieville, deux défauts qui, loin de favoriser l’harmonie, alimentaient des disputes incessantes.
Épuisée par cette existence tumultueuse, Delphine avait fini par rompre, cherchant l’indépendance en devenant ménagère au Café du Louxor Rose, sis au numéro 16 de la rue de l’Armedieu. Mais Vieville, consumé par ses sentiments, ne cessait de la poursuivre de ses assiduités, s’installant même à proximité, chez la mère Laurent, qui tenait des garnis modestes dans la même rue. Ses supplications, puis ses menaces, étaient incessantes, dans l’espoir vain de la convaincre de reprendre leur vie commune.

La scène fatale à la fontaine

Ce matin, vers 8h30, le destin les avait de nouveau réunis. Delphine, insouciante, puisait de l’eau à la fontaine, le chant aux lèvres. Cette image de liberté retrouvée avait ravivé chez Vieville ses sentiments passés, mais surtout ses profondes jalousies. De nouvelles propositions furent formulées, auxquelles Delphine opposa de nouveaux refus. Les menaces succédèrent aux paroles, et le dédain répondit aux injonctions.
C’est alors que l’impensable se produisit. Une voisine, Madame M. A., fut témoin de la scène : Vieville, le bras levé, brandissant un couteau, menaçait Delphine. La question se posait : son esprit tourmenté avait-il déjà basculé vers des intentions meurtrières ?

L’issue tragique dans la cuisine

Terrifiée, Delphine s’enfuit à toutes jambes vers le café, cherchant refuge dans ce qu’elle espérait être un asile sacré. Mais Vieville, incarnant la vengeance elle-même, la poursuivit sans relâche, son bras levé, menaçant. Elle atteignit le Café du Louxor Rose et se dissimula derrière les rideaux fleuris. Mais son poursuivant, implacable, la suivit jusque dans la cuisine.
Une altercation encore plus virulente éclata. Une nouvelle fois, il brandit son arme funeste. Cependant, la peur décuplant ses forces, Delphine parvint à le désarmer. Mais, comme si sa veste recelait un arsenal entier, Vieville en tira un pistolet. Cette fois, l’arme fut dirigée contre lui-même. D’un coup, il se fit sauter la cervelle, s’écroulant raide mort sur le sol. La mort avait été instantanée.
Les cris déchirants de Delphine alertèrent tout le quartier. La rue fut instantanément noire de monde. Des femmes, encore mal réveillées, les yeux gonflés de sommeil, les cheveux en désordre, accoururent. Des commissionnaires partirent en hâte prévenir Monsieur Bernardini, commissaire de police du canton-Ouest, qui, à peine remis de son enquête sur le drame de la rue Saint-Pierre, aspirait à un repos bien mérité. L’efficace fonctionnaire arriva aussitôt, accompagné de son secrétaire, et commença son enquête. Il fut bientôt rejoint par Monsieur le docteur Guiol, venu procéder aux constatations médico-légales.
Le corps, gisant dans la cuisine obscure au milieu de caillots de sang, fut transporté sur une table de marbre du café, exposée aux regards. Les rideaux relevés révélèrent l’horreur de la blessure : un orifice béant, la balle ayant creusé un trou béant, le crâne soulevé d’environ cinq centimètres, telle une soupape, laissant échapper une matière cérébrale en bouillie, noire de poudre. La balle n’avait pas traversé la tête. Aucune autre blessure ne fut constatée par le médecin légiste. Le coup avait été donné à bout portant, la main du défunt portant les marques de la brûlure de l’arme. Le corps, mis à nu, ne présentait aucune autre trace de violence. L’inhumation fut donc autorisée et le corps transféré au dépositoire sans délai.

L’écho persistant du drame

Tout au long de la matinée, les curieux affluaient, leurs têtes avides se pressant à travers la porte, désireux de contempler le corps nu, plus pâle encore que le marbre sur lequel il reposait.
Delphine, dont l’émotion était palpable, fut éloignée de ce spectacle. Des amies l’accompagnèrent jusqu’à sa chambre, où elles lui prodiguèrent leurs soins. Des agents furent postés dans la rue pour contenir la foule, qui ne cessa de commenter, durant toute la matinée, les diverses circonstances de ce drame, chacun prétendant en avoir été témoin.
  • Source : La République du Var, 20 mai 1895, p. 2.
  • État civil de Toulon, livre des décès de 1895, Archives départementales du Var, 7 E 146_426, no 802.
  • Image conçue par intelligence artificielle.

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