Crun-Crun, heureux les simples d’esprit !

crun-crun-01On l’appelait Crun-Crun et le considérait comme un innocent. Dans n’importe quel village, il aurait été l’incontournable et parfait idiot. Mais il ne vécut qu’à Avignon où il apparut vers 1900 et il y eut une certaine notoriété. Comme il jouait d’un violon qui n’avait qu’une corde avec une fourchette édentée, le son qu’il réussissait à extraire de ce crin-crin lui valut son surnom.
Nul ne connaît sa date de naissance ou son état civil. On sait juste qu’il se prénommait Louis et qu’il avait eu une fille qu’il disait morte. Souffre-douleur de la riche bourgeoisie d’Avignon, celle qui avait loge à l’Opéra et table mise à l’année dans le célèbre restaurant Lucullus, l’acharnement qu’elle lui porta laisse à penser qu’il était l’enfant issu du mariage de l’un des siens.
Célèbre dans toute la cité des papes, Crun-Crun était convoqué lors des fêtes, noces ou banquets. Il y jouait le rôle qu’on attendait de lui avec son violon et ses ritournelles. Participants ou spectateurs se sentaient alors en droit de le huer et de le conspuer tout en lui jetant à la tête les pires immondices. Il ne s’en offusquait point, souriait et s’éclipsait pour recevoir son salaire en cuisine sous la forme d’une bouteille de vin et de quelques fonds de casseroles qu’on voulait bien lui donner. Un jour, au milieu des chapeaux crevés, des godasses éculées et des tomates pourries, il reçut une vieille couronne mortuaire récupérée dans les détritus du cimetière Saint-Véran. Ravi, il remercia, l’emporta et confia à l’office qu’il la déposerait sur la tombe de sa fille.
Son terrain de manœuvres préféré s’étendait de la place de l’Horloge au bout de la rue de la République où il fréquentait toutes les chapelles pour lever le coude. Afin de s’y faire payer un verre, il faisait le pitre sur les terrasses, déclenchant l’hilarité – mais qui se moquait de l’autre ? –, ou il mimait à sa façon quelques anecdotes qu’il avait pêché dans Le Petit Marseillais, son quotidien préféré. Une carte postale le montre lisant ce journal dans l’un de ses plus flatteurs travestissements. Certains de ses tourmenteurs confiaient que pour une pièce de monnaie, il était capable de plonger dans le Rhône et de le traverser à la nage. D’autres confirmaient qu’il avait des écailles sur la peau, et qu’ils l’avaient vu traverser le fleuve en nageant sous l’eau (soulot ?). Sa docilité lui valut aussi d’être affublé des pires travestissements. Il existe au moins deux cartes postales où il est présenté comme l’un des plus farouches soldats de la guerre coloniale du Maroc en 1912 ; et deux autres où il apparaît sur l’une travesti en ballerine, revêtu d’un tutu, et sur l’autre en petite fille enjuponnée portant perruque et couettes.

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La charité des bons bourgeois de la ville d’Avignon étant fort aléatoire, la municipalité le nomma ramasseur de chiens errants. Devenu aganto chin, il s’acquitta de sa charge dans les rues du centre-ville tenant par ses rênes une vieille haridelle qui traînait une roulotte. Les photographes locaux, éditeurs ou non de cartes postales, s’en donnèrent à cœur-joie et réussirent même à le mettre à cheval ce qui lui valut le titre honorifique de premier écuyer de la ville d’Avignon. Il décéda sur les quais de la gare d’Avignon, en 1913. Il s’y était rendu pour voir partir en train les troupes du 58e RI et reçut une ruade du cheval de l’officier qui contrôlait la montée dans les wagons. Il finit à la fosse commune. Des rimailleurs commirent deux poèmes à sa gloire mais sans doute pas à la leur. Un en provençal, dû à A. Claverel, dont un couplet nous est connu par deux cartes postales :

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Lou crésian enterra
Maï y ressucita
L’aven vi adé matin
A la carréto di chin (bis)

L’autre est un sonnet dû à la plume d’un dénommé Ernest Feuillet :
Il n’est pas beau, c’est vrai ! Crâne en forme de poire,
Perruque d’esquimau, face de sapajou,
Allure de guignol : un sculpteur, après boire,
Le rendrait tout vivant dans le bois d’acajou.
Mais que lui font, à lui, le chagrin, le déboire ?
En fier toréador, en humble tourlourou,
Il va par Avignon. Le plus mince pourboire
Représente à ses yeux tout l’argent du Pérou.
Un pernod le déride, un cigare l’enchante ;
Il mange, il boit, il dort, il cabriole, il chante ;
Pas de fête où son pif ne brille au premier rang.
« Ohé ! Louis !… » Chacun, tour à tour, l’apostrophe,
Mais, secouant la tête, il passe indifférent…
En vérité, Crun-Crun est un grand philosophe !

Et l’Ernest, se gaussant de Louis, un pauvre poète, prouvant, plume à la main, qu’on est tous l’imbécile heureux d’un autre. Tout au cours de sa courte vie connue, le brave Crun-Crun témoigna que le royaume des cieux – s’il existe – appartient bien aux simples d’esprit, en supportant le mépris de ses semblables, de cette bourgeoisie qui l’avait exclu de ses rangs et qui croyait malin de se moquer de ce pauvre hère, témoin gênant de ses propres tares.
Michel Reyne

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