En 1895, un drame familial ébranla Toulon. L’action se déroulait rue Saint-Pierre, une petite voie entre la place Gambetta et le quai, jouxtant l’église éponyme. C’est là que se trouvait le Bar des Îles-d’Or, un établissement tenu par Rosalie Rieu. Cette femme de 34 ans, d’une forte corpulence, en sous-louait la gérance.
Depuis plusieurs années, Rosalie, mère d’un fils de 15 ans, vivait avec Mathurin Droualen. Ce charpentier de l’arsenal avait le même âge qu’elle. Leur union fut officialisée le 10 avril 1895. Mathurin reconnut alors l’enfant. Toutefois, cette officialisation ne calma en rien les tensions persistantes. En effet, des querelles violentes éclataient fréquemment entre eux.

Le 10 avril, jour de leurs noces, une nouvelle dispute éclata pendant le repas de mariage. Rosalie lança violemment un verre au visage de Droualen. Il fut gravement blessé. La police dut intervenir, et le couple s’expliqua au poste. Cette agitation perdura après le mariage. Ni l’écharpe du maire ni la bénédiction religieuse ne modifièrent la situation. Les confrontations violentes continuèrent. À plusieurs reprises, la police fut contrainte d’intervenir. Parfois même, Rosalie, son fils et la domestique du café le frappaient avec un bâton.
La nuit du 18 mai : un appel et une découverte macabre
Le samedi 18 mai, vers 21 heures, Rosalie Droualen alerta en urgence le docteur Daspres. Elle déclara à ce praticien que son mari s’était suicidé. Selon elle, Mathurin Droualen, sous l’emprise de l’alcool, s’était donné la mort durant le dîner.
Le docteur Daspres arriva rapidement. Il découvrit le corps de Mathurin horriblement pâle et ensanglanté. Une large plaie béait sur le côté gauche de son cou. Le médecin constata qu’il ne pouvait plus rien faire. Il fit alors appel au docteur Guiol, médecin légiste. La justice fut également informée du drame.
L’environnement du drame et les premières constatations
La chambre du couple Droualen était modeste. Située au deuxième étage, juste au-dessus du café, elle était accessible par un escalier étroit et périlleux. En entrant, on faisait face à la cheminée, installée dans l’angle sud. À droite de la porte, une coiffeuse et le lit étaient séparés par un espace restreint, d’environ 50 à 80 centimètres. Cet interstice menait à une sorte de cabinet sombre ou d’alcôve. Devant la coiffeuse, recouverte d’une plaque de marbre, se dressait une table en bois verni. Elle prolongeait la première et servait pour les repas. Quelques chaises et de petits meubles complétaient l’ameublement.
Lorsque la justice arriva, la scène était terrible à voir. Le cadavre de Droualen, étendu sur une chaise longue, était pâle et sanglant. Le sol, les tables et les murs étaient maculés de sang. Une large mare gluante s’étendait même sur le plancher.
Vers 22 heures, M. Dagallier, juge d’instruction, arriva sur les lieux. Il débuta son enquête, assisté du docteur Guiol et du commissaire de police Bernardini.
L’interrogatoire de Rosalie et les zones d’ombre
Face au magistrat, Rosalie Droualen raconta sa version des faits. Vers 19 heures ce soir-là, son mari était rentré de l’arsenal. Il lui avait remis l’argent de sa quinzaine, mais il manquait un franc. Dès qu’il fut entré, elle alluma la lampe et servit le repas : de la soupe et du bœuf. Ils s’assirent ensuite à table.
Soudain, selon Rosalie, Droualen se serait levé, une bouteille d’une main et son couteau de l’autre. Il s’enfonça alors dans l’obscurité du cabinet, gesticulant « comme un fou ». Elle affirma n’y avoir pas prêté attention. Puis, elle l’aurait vu ressortir, les yeux hagards. Son visage et ses mains étaient couverts de sang. Le flot rouge jaillissait de loin. Il gesticulait toujours en traversant la chambre. Enfin, il s’affaissa au sol. Il perdait son sang par une large blessure sur le côté gauche du cou. Puis il s’écroula en râlant. Rosalie envoya aussitôt l’enfant chercher un médecin.
Pendant que Mme Droualen faisait son récit, le docteur Guiol examinait la blessure. Le coup avait été porté par un instrument tranchant, vraisemblablement un couteau de table. La direction du coup était de haut en bas et d’arrière en avant. L’hémorragie fut très violente. L’odeur âcre du sang était saisissante dès l’entrée dans l’appartement. Le docteur Guiol supposa qu’une artère avait été sectionnée. Cependant, il ne put se prononcer définitivement avant l’autopsie.

Malgré le témoignage de Rosalie, les constatations soulevaient des questions. Elle affirmait que son mari s’était blessé lui-même. Pourtant, l’arme n’avait pas été retrouvée à proximité. La table avait été soigneusement débarrassée. Tout était en ordre devant le cadavre. Rosalie, quant à elle, ne versait aucune larme. Aucune émotion ne déformait ses traits. Son visage ne pâlissait pas. Elle conserva un sang-froid étonnant et évoqua les mauvais traitements subis de son mari.
M. Dagallier l’interrogea longuement. Il tenta, en vain, d’obtenir des précisions. Il chercha surtout des renseignements sur l’arme. Le fils de Rosalie fut également interrogé. Il répondit de manière évasive. Pourtant, il était présent dans la pièce et avait assisté à la scène. Le juge d’instruction examina attentivement les lieux. Il s’enquit minutieusement des moindres détails. La police, de son côté, fouilla chaque recoin.
Dans le cabinet noir, derrière la porte, ils découvrirent une bouteille de vin ensanglantée. Puis, dans la cheminée, derrière un paravent, un couteau de table apparut. Il était fraîchement, mais imparfaitement, lavé. Il s’agissait, selon toute probabilité, de l’arme du crime.
Contradictions et hypothèse des enquêteurs
Rosalie, interrogée sur ce couteau, déclara ne pas savoir pourquoi ni comment il s’y trouvait. Elle affirma l’avoir essuyé machinalement. Il est d’ailleurs notable que cet esprit d’ordre anima les acteurs de cette scène jusqu’au bout. La table avait été débarrassée des restes du repas, et tout avait été remis en place.
Après avoir passé la nuit et la journée de dimanche sous surveillance policière, Rosalie Rieu fut placée en cellule. Le docteur Guiol la visita dimanche matin, vers 11h30. Il examina les contusions et les ecchymoses qu’elle portait sur tout le corps. Le médecin nota une excoriation récente sur la paume de sa main droite. Rosalie ne put fournir aucune explication à ce sujet. Elle prétendit ignorer quand cela s’était produit.
Les déclarations du fils de Rosalie comportaient également des incohérences. Interrogé le matin même, lors de la descente de justice, il fit une déposition globalement similaire à celle de sa mère. Cependant, des détails importants différaient. L’enfant raconta que Droualen, sortant de l’alcôve ensanglanté, avait dit : « Je me suis fait mal ! » avant de s’écrouler en râlant. Or, Rosalie Droualen affirmait qu’il s’était assis sur une chaise près du lit, sans rien dire. Elle expliqua qu’elle avait tenté d’arrêter le sang. Ce n’est qu’après qu’il serait tombé au sol.
De plus, un broc rempli d’eau sous la coiffeuse contenait une petite quantité de sang. L’eau était légèrement rosée. L’enfant expliqua qu’il avait mouillé une serviette pour arrêter le sang de son « oncle ». On lui fit alors remarquer que la serviette n’aurait pas pu être ensanglantée à ce moment-là. Elle n’avait pas encore servi. L’enfant rétorqua qu’il l’avait transportée une seconde fois. L’enquêteur insista : si la serviette avait été trempée ailleurs, cet endroit n’aurait pas dû être maculé. Si elle n’avait pas changé d’endroit, et que la serviette était entièrement rouge, la quantité de sang dans le broc aurait dû être bien plus importante.
Reconstitution et conclusions médico-légales
Les enquêteurs tentèrent une reconstitution de la scène, basée sur l’état des lieux. Les trois convives auraient été assis autour de la petite table. Rosalie était au centre, son fils à sa droite, et son mari à sa gauche. Droualen était ainsi dos tourné au lit, près de la porte du petit cabinet sombre. La dispute se serait envenimée. Elle aurait débuté à cause d’une visite prolongée du charpentier dans une buvette tenue par une compatriote, au 36 de la rue Neuve. Droualen, probablement sous l’effet de l’alcool, aurait affirmé sa domination. Voyant la querelle s’intensifier, il aurait menacé sa femme.
Dans ce contexte, Rosalie, qui tenait son couteau, l’aurait levé. Elle aurait porté un coup vers l’épaule gauche de son mari. Il était très probablement assis à ce moment-là.
D’ailleurs, la partie supérieure du col de sa veste présentait une entaille. L’arme n’avait fait qu’effleurer et rabattre le col de la chemise. Cela indiquait que Droualen était assis et recroquevillé. Son col de veste était donc plus haut que celui de sa chemise.
Frappé au cou et inondé de sang, Droualen se serait alors levé. Il serait allé s’effondrer un peu plus loin, en râlant. Cette hypothèse parut très vraisemblable, voire plus juste que les versions de Rosalie et de son fils. L’aspect des lieux et l’examen en firent une certitude. Devant la place de Droualen, un jet de sang avait éclaboussé le bois de mille gouttes projetées avec force. La bouteille de vin était inondée. Très peu de sang se trouvait dans l’alcôve où il aurait, selon Rosalie, tenté de se frapper. Le milieu de la chambre, en revanche, était couvert.
Le couteau, fraîchement mais imparfaitement lavé, fut retrouvé dans la cheminée. Il était dissimulé derrière un paravent. Ce fut l’arme avec laquelle Droualen reçut la mort, selon toute probabilité. Rosalie, interrogée sur le couteau, déclara ne pas savoir pourquoi ni comment il avait été nettoyé. Cet esprit d’ordre, remarquable, semble avoir persisté chez les protagonistes. La table avait été débarrassée des restes du repas et tout remis en place.
Procédure judiciaire et conclusion de l’affaire

Vers 3h30 du matin, deux employés des pompes funèbres avait transporté le corps de Mathurin Droualen. Escorté par quatre agents, il avait été conduit au dépositoire du cimetière. Le docteur Guiol y procéda à l’autopsie ce matin-là, assisté du substitut Machemin.
À 7 heures, le docteur Guiol examina la blessure du cou. L’arme avait pénétré de haut en bas et d’arrière en avant, coupant une artère. Cela expliquait l’hémorragie externe massive. L’œsophage avait également été atteint, et le sang avait envahi l’estomac. Le coup fut porté avec une grande violence. La plaie mesurait environ un centimètre et demi de long. Sa profondeur ne put être estimée en raison de la délicatesse des tissus. Cette hémorragie externe causa une mort très rapide. Une hémorragie interne aurait retardé le décès. Le docteur Guiol constata également une contusion à la tête. Il pratiqua une incision cruciale dans le cuir chevelu pour exposer la boîte crânienne. La masse cérébrale, une fois la calotte sectionnée, apparut absolument intacte. Cependant, la violence du coup rendait difficile l’hypothèse d’une blessure auto-infligée par Droualen. Vers 8h30, le docteur Guiol se retira et le corps fut mis en bière.
Ce matin-là, à 9 heures, MM. Dagallier, Machemin et Bernardini se rendirent de nouveau rue Saint-Pierre. Après avoir levé les scellés, ils poursuivirent l’enquête. Le fils de Rosalie Droualen fut de nouveau interrogé. Il raconta que le samedi soir, en rentrant à la maison, sa mère l’avait envoyé chercher Mathurin. Il ressortit puis revint peu après. Il trouva Mathurin déjà arrivé. Il dressa alors la table : trois assiettes, trois verres, une carafe, une bouteille de vin et deux couteaux, dont un pointu et un cassé. Une fois la soupe servie, ils s’assirent.
Les témoignages, cependant, contredisaient l’idée que Droualen était saoul. La querelle éclata rapidement entre lui et Rosalie. Avant l’arrivée de l’enfant, il lui avait remis l’argent de sa quinzaine. Rosalie lui reprocha d’être allé voir « la payse », où il s’enivrait. Le charpentier rétorqua qu’il était libre de faire ce qu’il voulait. C’est alors qu’il était entré dans l’alcôve pour se frapper, selon Rosalie.
Mme Droualen fut donc fort logiquement remise à la justice et on l’inculpa de meurtre.
Deux jours après, on apprit que Rosalie n’était pas une sainte. Dagallier apprit en effet de la police de Béssèges, la ville natale de la suspecte, que celle-ci avait subi deux condamnations par le passé : l’une pour avoir lancé du vitriol au visage de son amant, le père de son enfant, l’autre pour coups et blessures.
Informations généalogiques
D’après leur acte de mariage en mairie de Toulon, Mathurin Louis Droualen était né à Quimperlé (Finistère) le 12 décembre 1860 et était ouvrier à l’arsenal de la marine. Lui et sa future épouse allaient vivre au no 1, rue Traverse-Saint-Pierre. Il était le fils de Connogan Droualen, jardinier à Ploemeur (Morbihan) et de Marie Catherine Corn, décédée à Lorient (Morbihan).
- Source : La République du Var, 20 mai 1895, p. 2 ; 21 mai 1895, p. 2 ; 23 mai 1895, p. 2.
- État civil de Toulon, livre des mariages de 1895, Archives départementales du Var, 7 E 146_425_1, no 166.
- État civil de Toulon, livre des décès de 1895, Archives départementales du Var, 7 E 146_426, no 801.