Le 14 décembre 1873, Pierre Soubra, cultivateur à Jarjayes (Hautes-Alpes), adressait au parquet de Gap une plainte au sujet d’un empoisonnement commis sur sa personne en 1870, par sa femme et le nommé Barre, qui était alors garde-forestier à Valserres. Il ajoutait que Barre et la femme Soubra vivaient actuellement en concubinage à Marseille, et il réclamait en même temps contre eux une poursuite pour délit d’adultère. Une information fut aussitôt ouverte.
Depuis un certain temps déjà, Barre, garde-forestier à Valserres, fréquentait assidûment la maison de Soubra et était notoirement l’amant de sa femme. Les mauvaises mœurs de la femme de Soubra n’étaient d’ailleurs pas moins connues que l’ascendant extrême qu’elle avait sur son mari. De son côté, Soubra, qui possédait un troupeau, et était exposé à se voir poursuivre pour des délits forestiers, avait intérêt à ménager le garde.
Dans ces circonstances et bien qu’averti des bruits qui circulaient dans le pays, il refusa d’y croire et continua à recevoir Barre chez lui.
Pendant les premiers jours d’avril 1870, Soubra se plaignit de violentes douleurs dans les intestins. Sa femme lui préparait des tisanes et des lavements qui ne le soulageaient pas et ne faisaient qu’aggraver ses symptômes.
Barre, lui, ne quittait presque jamais la maison des Soubra. L’information établit, par son propre dire, qu’à cette époque il était allé acheter pour la femme de Soubra une certaine quantité de sulfate de cuivre à Valserres.
Le 15 avril 1870, dans la soirée, Soubra, qui avait depuis la veille préparé lui-même les remèdes qu’il avait pris, déclara qu’il se sentait beaucoup mieux. Barre lui dit alors qu’il allait lui faire prendre quelque chose qui le guérirait radicalement. Soubra s’y refusa mais finit par céder face à l’insistance de Barre et il avala trois boulettes que ce dernier lui présenta. Elles étaient de la grosseur d’une noisette et avaient l’aspect et le goût de la graisse de porc.
Presque aussitôt après, Soubra éprouva d’horribles souffrances et se mit à pousser des cris lamentables. Les deux domestiques accoururent et, sur sa demande, allèrent chercher les plus proches voisins. En leur présence, quelques instants plus tard, Barre apporta un verre rempli d’un liquide blanchâtre qu’il était allé chercher dans la cuisine où se trouvait la femme de Soubra et qu’il déclara, au cours de l’enquête, avoir été préparé par elle.
Le témoin Michel, qui reçut le verre des mains de Barre, déclara que l’accusé le lui remit en tremblant et sortit aussitôt de la chambre en disant qu’il était fatigué.
Soubra ne put boire qu’une petite quantité du liquide qui était censé être un sirop purgatif et le témoin ajouta que quelques instants plus tard il s’aperçut que le verre avait disparu.
Après cette nouvelle absorption, les souffrances du malade redoublèrent encore, et sa mort parut imminente. Pendant toute la durée de la crise, sa femme se tint presque constamment dans la cuisine au rez-de-chaussée et affichait une attitude indifférente qu’elle interrompait de temps à autre par quelque manifestation de douleur simulée et qui frappa toutes les personnes présentes.
Le docteur Ayasse, qu’un des domestiques de Soubra était allé chercher à Gap, arriva le lendemain, 16 avril. Il constata aussitôt que Soubra était en proie à des accidents tétaniques. Ces accidents et les déjections verdâtres du malade le convainquirent qu’un double empoisonnement avait eu lieu, l’un par une substance irritante telle que le sulfate de cuivre, l’autre par un poison végétal, tel que la strychnine.
Les mêmes observations furent faites quelques heures plus tard par le docteur Guérin, médecin à Remollon, que Barre était allé prévenir, mission dont il s’était acquitté « avec une extrême lenteur », aux dires de l’enquête.
À son retour à Gap, le docteur Ayasse commença, avec M. Faure, pharmacien, à analyser les traces de déjections qu’il avait recueillies et emportées. Leurs premières recherches n’avaient pas donné de résultats significatifs, lorsque M. Faure constata que le 15 avril au matin, Barre, muni d’un certificat ad hoc délivré pour lui par le maire de Valserres, avait acheté dans sa pharmacie un gramme de strychnine pour détruire les renards. Le docteur Ayasse eut dès lors la certitude que Soubra avait été empoisonné avec cette substance toxique, dont 15 à 20 centigrammes suffisent pour donner la mort.
Dès son arrivée auprès de Soubra, informé des relations adultères de l’accusé et pressentant sa culpabilité, il avait engagé les parents de Soubra qui se trouvaient présents à signaler le garde à ses supérieurs.
Lui-même ne se crut pas autorisé à révéler à l’autorité judiciaire le résultat de ses constatations, mais il écrivit à Barre pour l’inviter à se rendre dans les vingt-quatre heures dans son cabinet, en le menaçant de le faire arrêter.
Barre s’y présenta en tremblant, supplia le docteur d’avoir des égards pour sa famille et promit de quitter le pays. Promesse qu’il ne tint évidemment pas.
Le conservateur des forêts à Gap, avisé plus tard oralement par le docteur Ayasse de la situation, fit procéder à une enquête administrative sur son agent. À la suite de cette enquête, qui porta seulement sur les faits d’immoralité qui lui étaient reprochés, Barre fut déplacé et nommé le 27 juillet 1870 au Noyer, dans une résidence inférieure à celle de Valserres. Il donna alors sa démission. À la fin de la même année, il quitta te pays et se rendit à Marseille.
Avant son départ, le 24 novembre 1870, il obtint de Soubra qui, enfin éclairé par le bruit public sur le compte de celui qu’il appelait son meilleur ami, voulait l’éloigner de sa maison, une déclaration écrite qui fut saisie chez lui.
Dans ce document significatif, Soubra affirmait que c’était à tort qu’il avait accusé Barre et sa femme d’avoir cherché à l’empoisonner, et que sa maladie dont s’était préoccupée l’opinion publique, était en fait le résultat de son habitude récurrente à vouloir se soigner sans médecin.
La déclaration se terminait ainsi :
« Il est bien entendu que ledit Barré déclare au moyen de la présente me relever et garantir de toutes poursuites judiciaires et correctionnelles dont il pourrait donner suite d’après la présente, et en un mot nous déclarons l’un et l’autre laisser l’affaire nulle et comme non avenue. »
Vers la même époque, la femme de Soubra abandonna le domicile conjugal et se rendit également à Marseille. Ils y vécurent maritalement plus de trois ans et finir par y être arrêtés, le 24 février 1874, en flagrant délit d’adultère.
Au cours des interrogatoires et des confrontations qu’ils subirent, les deux accusés persistèrent, malgré les preuves accablantes recueillies contre eux, dans un système absolu de dénégations.
La cour d’assises des Hautes-Alpes acquitta la femme de Soubra, mais condamna Barre à douze 12 années de travaux forcés et à dix années de surveillance.
- Source : Le Rail, no 1579, 7 juillet 1874, Paris, p. 3.