La Provence, terre d’histoire et de mystères, a toujours été le berceau de récits singuliers. Parmi eux, celui du « berger sorcier » de Trébon, rôdant dans les terres marécageuses du pays d’Arles. Cette histoire, empreinte de superstitions et de peurs ancestrales, nous plonge dans un passé où la frontière entre le rationnel et l’inexplicable semblait floue.
Depuis longtemps déjà, un berger fantôme hantait les esprits de la région. Ses apparitions, souvent accompagnées de moutons spectraux, alimentaient les récits les plus extravagants. On racontait qu’il était le fléau des bergers, un être capable de métamorphoses, changeant son apparence à volonté, et même de se rendre invisible. Ses pouvoirs, disait-on, lui permettaient de dérober le bétail sans laisser de traces, semant la terreur parmi les habitants et leurs troupeaux. Chaque disparition inexpliquée renforçait la légende du berger sorcier, le transformant en une menace omniprésente. On disait même que lorsqu’il était surpris, il avait le pouvoir de changer ses moutons en pierres ou en mottes de terre.
Le défi d’un gendarme audacieux
Cependant, un gendarme, homme de bon sens et de courage, ne l’entendait pas de cette oreille. Il ne croyait guère à ces superstitions et décida de mettre fin à ce qui n’était pour lui qu’une supercherie. Son objectif était clair : démasquer ce fantôme. Pendant plus d’un an, il surveilla assidûment les environs de Trébon, veillant sur les troupeaux avec une détermination inébranlable. Les nuits étaient longues et froides, mais le gendarme persistait dans sa quête de vérité. Finalement, sa persévérance fut récompensée.
Alors qu’il était en faction une nuit glaciale, il entendit le son familier d’un troupeau en marche. Le silence fut brisé par des bêlements et des bruits de pas. Soudain, une silhouette se découpa dans l’obscurité. Le gendarme s’approcha discrètement. Il vit alors un homme et un troupeau de moutons, avançant avec une rapidité étonnante. Il s’agissait du fameux berger. Ce dernier, armé d’une longue gaule, fouettait ses bêtes avec une fureur inhabituelle. Il proférait des menaces et des injures, incitant les bêtes à marcher plus vite. Son visage, éclairé par la lueur des étoiles, révélait une détermination féroce.
La vérité révélée
Le gendarme, sans hésitation, interpella l’individu : « Halte-là ! lui crie-t-il, qui es-tu ? » Le berger, pris au dépourvu, tenta de se dérober. Il chercha à se défendre par des mots, mais l’officier insista, répétant sa question. « Dis-moi qui tu es, ou sinon… »
Face à l’insistance du gendarme, l’homme finit par avouer sa véritable identité et ses stratagèmes. Il s’agissait bien d’un berger et affirmait se nommer C. J., mais il était loin d’être un sorcier, bien qu’il se présentât ainsi. Il avoua avoir manipulé la crédulité des habitants, utilisant des subterfuges pour dérober le bétail. Il profitait de la nuit pour faire paître ses bêtes sur les terres d’autrui, puis les revendait au marché.
Aussi le gendarme lui fit-il : « Eh bien ! C. J., le sorcier, au nom de la loi, je te dresse procès-verbal. »
Ce « fantôme » n’était en réalité qu’un habile voleur de bétail. Ainsi, la perspicacité d’un homme de loi démasqua une légende, ramenant les faits à leur simple réalité. Forcé de redescendre à l’état de simple mortel, il dut évacuer au plus tôt les champs qu’il avait usurpés, en attendant de répondre de ses méfaits devant la justice, ayant trop longtemps fait manger à son troupeau les blés en herbe et les luzernes naissantes, au préjudice des grands comme des petites propriétaires du coin.
- Source : Le Petit Marseillais, 8 avril 1868, p. 3.