Les cinq pendus de l’Escampadou (Maussane, mars 1793)

Plusieurs versions ont circulé concernant la façon dont fut commis l’attentat contre la personne de Saint-Roman (1), suivi d’assassinat. Tous disent que le maire se tenait en méfiance. Les uns affirment que ses ennemis se servirent d’un meunier connu par lui qui, ignorant les intentions homicides de ceux qui lui demandaient service, se serait présenté à la porte et aurait obtenu qu’on la lui ouvre. Quel aurait été ce meunier ? D’après les uns, ce devait être celui de Manville ; d’après d’autres, c’était simplement le garçon meunier du mas de Seytour, au Paradou. On ajoute que ce jeune homme, soupçonné d’être complice, aurait été recherché, mais aurait disparu dans le trou béant où tourne le roudet et, de là, suivant le canal des eaux, aurait pris la fuit pour ne plus reparaître.
Il y en a d’autres qui racontent que Saint-Roman, s’entendant appeler pendant la nuit, par prudence, se mit, pour répondre, à la fenêtre de sa chambre ; il fut alors crocheté par le cou, tiré en bas et assassiné. Il est très difficile de découvrir l’exacte vérité sur le crime ; une seule chose est certaine, à savoir que Saint-Roman est mort victime d’un guet-apens, tendu sans doute pour se venger d’une responsabilité peut-être plus apparente que réelle, et qu’on l’a assassiné à coups d’instruments tranchants, couteaux ou poignards.
Il nous est beaucoup plus aisé de connaître les circonstances qui accompagnèrent l’acte par lequel de Servane (2) voulut venger l’attentat. Nous les trouvons parfaitement décrites dans le registre du juge de paix du 2e arrondissement du canton de Tarascon, qui contient le récit fait devant Moublet, juge de paix, officier de police, assisté par Richard, greffier, le 14 germinal an III (5 avril 1795), par Pierre Bressier, détenu au château, par Derrès, notaire, Gilbert, traiteur, Jean Tourrette, Charles Gautier, André Isoir, appelés comme témoins, et enfin Jean Philippon, co-détenu avec Bressier ; deuxièmement, par les quatre détenus Guillaume Fléchon, Pierre Boussot, Laurent Armand et François Verpian, le 10 messidor an III (29 juin 1795), devant Henry Cartier, faisant fonction de juge de paix. Nous nous bornons à établir la concordance de toutes les dépositions de ces prévenus comme suspects et des témoins.

C’était le dimanche 3 du mois de mars 1793 ; on devait faire, ce jour-là, à Mouriès, un repas patriotique ; le maire devait y prendre part. Et voilà que le matin du même jour, on vit arriver dans Mouriès le citoyen Le Blanc, à cheval, agitant un mouchoir qu’il tenait dans sa main et criant à tue-tête : « Vengeance ! Vengeance ! Ils ont tué mon bon ami, il faut y aller. » Il se concerte avec Fléchon, officier municipal, fait battre la générale, ordonne de marcher à tous ceux qui ont des armes et, s’ils ne peuvent partir, de les remettre à d’autres. Dans sa surexcitation, il ne parle de rien moins que de lanterner ceux qui ne se rendront pas à Maussane.
« Il ne faudrait pas aller si vite, lui dit Bressier, et il serait bon de connaître d’abord l’esprit des habitants de Maussane.
– Tu as donc peur ?
– Non, et je prouverai le contraire. »

Tandis que la garde nationale était en route pour Maussane, sous le commandement de son chef, survint la fille de Le Blanc, la fiancée de Saint-Roman, accompagnée d’une autre femme qui lui annonça la mort du maire et l’arrestation de deux hommes à Maussane.
Alors, Le Blanc fit à Pierre Bressier et à François Aumeras, qui étaient à ses côtés, le geste expressif de la strangulation en portant sa main ouverte à son cou et en le pressant. Jean Tourrette, qui n’était pas bien loin, dit que son avis était d’« envoyer ces deux hommes à Marseille avec une bonne escorte de garde nationale ».
« Non, dit le commandant, il faut les pendre. »
Après son entretien avec sa fille, Le Blanc envoya à Mouriès quatre hommes de la garde et un gendarme de la brigade de Saint-Martin-de-Crau pour aller à la recherche d’un homme soupçonné de complicité dans le crime d’assassinat.

Lorsque la compagnie de Mouriès arriva à Maussane, elle trouva sous les armes, devant la maison commune, la garde nationale de ce quartier (3) ; tous se rangèrent et défense leur fut faite de quitter leur poste. Ils y restèrent plusieurs heures.

Déjà, à la première heure du jour, Derrès, juge de paix, avait été averti de l’attentat commis sur le maire, pendant la nuit, à sa maison de campagne de l’Escampadou. Il se rendit de suite auprès de Saint-Roman, le trouva vivant et l’interrogea. Le maire déclara qu’il avait été assassiné par quatre hommes qu’il dit être Malbroug, serrurier, Louis Tougay, cultivateur, Martin dit Pastresson, et Antoine Lécuyer dit Pot-de-Vin, menuisier ; pourtant, il émit un doute au sujet de Martin. Cette déclaration fut faite en présence de plusieurs personnes qui en signèrent le procès-verbal.

Derrès fit réquisition immédiate à Blanc, notaire, commandant de la garde nationale, de faire saisir ces quatre individus. Dans la matinée, on s’empara de Tougay et de Malbroug qu’on amena au corps de garde.

Cette opération venait d’être achevée lorsqu’arriva Le Blanc de Servane avec sa compagnie ; celui-ci ordonna à Pierre Boussot d’aller prendre les prévenus avec une trentaine d’hommes et de les amener à la commune devant le juge de paix. Après un interrogatoire qui dura environ une heure et demie, Derrès les fit conduire garrottés sur le lieu du délit, ce qui fut fait sur-le-champ, avec l’escorte des gardes nationales de Maussane et de Mouriès, suivies d’une foule considérable de gens de tout âge et de tout sexe.
C’était environ cinq heures. Saint-Roman avait succombé à ses blessures ; néanmoins, les prévenus furent introduits dans sa chambre par Bressier pour y être confrontés avec le cadavre.

Le juge de paix les pressa de questions ; ils nièrent être les auteurs du crime. Pendant ce temps, les deux bataillons étaient devant la maison de campagne. Six heures sonnèrent, il faisait presque nuit ; Le Blanc cria : « Que fait-on là-haut ? On ne finit plus ? Nous voulons nous en aller. » Le juge de paix se hâta de finir et, dit-il lui-même, ordonna à la garde nationale de reconduire les accusés à la maison d’arrêt.

Le porte-étendard était devant la porte de la cour pour empêcher de passer. Pierre Bressier vint parler tout bas à Le Blanc, entra dans le mas, se fit donner par le fermier deux cordes feisset, en attacha une à un mûrier qui était dans la cour, et alla chercher Malbroug.
Quand il vit ces préparatifs, Jean Philipon dit à Aumeras qui commandait en second :
« Est-ce qu’on veut faire périr ces gens-là ? Il faudrait les envoyer au tribunal. »
Aumeras répondit :
« Ce sont des coquins. Si on les envoyait au tribunal, ils pourraient en revenir, et ils feraient encore plus de mal. Il faut qu’ils périssent. »

Pierre Bressier n’était pas cependant très rassuré. Il dit à Aumeras de se mettre au milieu des rangs pour empêcher que personne ne tire sur lui pendant qu’il va exécuter les victimes.

A la vue de la corde déjà prête, Malbroug se retira en arrière et dit à Bressier :
« Tu veux me pendre, mon ami ! Est-il possible que tu me fasses mourir ?
– Oui ! » lui dit le bourreau, et il lui présenta la corde. Malbroug jeta son chapeau par terre, se mit lui-même la corde au cou.
Pierre Bressier la tira et cria en jurant :
« Eh bien ! Personne ne m’aide !»
Alors, Joseph Rougon, maçon, Jean Pélissier, maçon, et François Quenin, agriculteur, tirèrent la corde avec le principal exécuteur. Quenin poussa la brutalité jusqu’à donner au pendu un coup de pied dans la poitrine.

Un instant après, on amena Louis Tougai. On le frappa si violemment avec un instrument quelconque qu’il fut renversé par terre. Cadet Aillaud, maçon, de Mouriès, plaça la corde ; François Quenin prêta son concours pour la tirer.
Une rumeur s’éleva des rangs de la foule qui se serra pour mieux voir, mais personne ne s’opposa à ces exécutions. Quant au juge de paix, « il ne vit rien », étant renfermé dans la campagne. Le Blanc dirigeait tout. Les pendaisons étant terminées pour ce jour-là, il donna ordre à son bataillon de retourner à Mouriès.

En arrivant, il put constater que ses quatre fusiliers et le gendarme s’étaient bien acquittés de leur mission. Nicolas Villevieille était leur prisonnier ; ils le tenaient en état d’arrestation chez Boussot, aubergiste. Le Blanc se rendit tout de suite à l’auberge et se mit à interroger Villevieille, avec le concours de Joseph Armand, jeune homme de Mouriès, mandé pour être secrétaire. Le prévenu avait un pistolet ; son mouchoir était tâché de quelques gouttes de sang. C’en était assez… surtout si on ajoute, comme on le dit, que Villevieille était au nombre des gardes nationaux de Maussane qui avaient été logés dans la maison de Manson avec les volontaires d’Aubagne ; qu’il aurait pu faire des révélations dangereuses pour Le Blanc sur les dévastations faites par ces volontaires et sur la conduite de Le Blanc dont il avait été l’instrument. Le pendre sous l’inculpation d’assassinat était le moyen le plus efficace pour l’empêcher de parler ; on s’en servit.

Dès le lendemain matin, le son de la générale retentit de nouveau dans Mouriès pour assembler le bataillon et le diriger sur Maussane. Pendant le trajet, Bressier questionna Villevieille et lui dit que s’il avouait, on ne lui ferait rien. Le prévenu nia toute participation au crime, protesta de son innocence et, quand il vit qu’on s’arrêtait à l’Escampadou, il réclama de paraître devant le juge de paix. Bressier lui répondit :
« Je suis ton juge et ton bourreau », et, en lui montrant les pendus de la veille, il ajouta : « Vois-tu tes camarades ? Tout à l’heure, tu seras pendu comme eux. » Alors, on lui ôta l’habit de garde national qu’il portait, on lui passa une corde au cou, et Bressier le pendit à un amandier, derrière le mas, aidé par trois ou quatre gardes.
La corde cassa deux fois ; mais Pierre Arnault, dit le Beau-Poil, travailleur, alla chercher une grosse corde de joug avec laquelle on le pendit solidement, en présence du bataillon de Mouriès.

Le Blanc conduisit alors la troupe à Maussane où était détenu un jeune homme de quinze à seize ans, surnommé La Cigale. On l’avait saisi la veille ; le juge de paix le vit, l’interrogea et, bien que, d’après la procédure, il ne fût pas prouvé qu’il était coupable, on lui réserva le même sort qu’aux trois autres.
Après une demi-heure d’attente, le bataillon vit descendre ce jeune homme qui criait beaucoup et disait :
« On m’a tout fait dire et ensuite on me tue. »
Le bataillon retourna à l’Escampadou ; en chemin, Bressier attacha une corde au cou de l’enfant et, en passant sous un arbre, il la jeta sur une branche, puis souleva le jeune homme en lui mettant une main sous les fesses, tandis que, de l’autre, il tira la corde. Après cette nouvelle exécution, la garde nationale voulait partir ; mais quelqu’un du milieu de la foule cria d’attendre la mort, de peur que les habitants de Maussane ne vinssent enlever cette pauvre victime de la fureur. Le Blanc ordonna de rester, et fut obéi, jusqu’à ce que le pendu eût expiré.

Vers le soir de ce même jour, eurent lieu les funérailles de Saint-Roman ; mais tout n’était pas fini.
Derrès ayant appris que Mouret, meunier, était soupçonné d’être du nombre des assassins, il le fit arrêter sans retard et l’interrogea. L’inculpé nia tout. C’était le lundi 4 ; le lendemain, le juge de paix lui fit subir un nouvel interrogatoire ; il crut remarquer que dans ses réponses il y avait moins d’assurance que dans celles de la veille ; la procédure lui ayant fait naître des présomptions contre l’accusé, il ordonna de le reconduire à la maison d’arrêt. On le saisit et on le pendit, comme les autres, en dépit de l’ordre de ce juge de paix trop faible et complaisant.
Derrès se borna à relater ces cinq pendaisons dans un procès-verbal, et ne fit aucune information ni perquisition parce que, dit-il, « les circonstances étaient critiques », parce que, disent d’autres, c’était des frères et amis qui étaient en cause. Ce n’était pas assez d’avoir interrogé les prévenus, Villevieille excepté, dans la maison commune et en présence de plusieurs membres de la municipalité. Ceci ne diminue en rien la responsabilité qui pèse sur lui : il représentait la justice ; or, la justice a été outragée et violée. On a pendu Villevieille qui réclamait un juge et n’a eu qu’un bourreau.
Après un interrogatoire incomplet, on a pendu sans délai trois de ceux qu’il dit lui avoir été nommés par Saint-Roman. Était-ce régulier ? On a fait subir le même sort au jeune Cigale et au meunier Mouret. Après cette violation de toutes les formes et de tous les droits, Derrès a-t-il seulement protesté ? Il est resté l’ami des exécuteurs et de Le Blanc en particulier qui, à chaque exécution, remplissait le même rôle, à cheval, sabre nu à la main et criant à haute voix : « Vive la nation ! »
Ces exécutions rapides pouvaient bien terroriser la région ; mais comme rien ne prouve que les pendus fussent coupables et qu’on n’a pas suivi les formes légales, une éternelle honte flétrira la mémoire de Le Blanc. C’était le règne non de la justice, mais de l’arbitraire ; c’était en un mot le temps de la terreur…

[ABBÉ L. PAULET, 1902]

(1) Manson Saint-Roman, maire des Baux-de-Provence.
(2) Jean-Baptiste Benoît Le Blanc, dit Le Blanc de Servane, du nom du domaine qu’il possédait à Mouriès. Ancien membre du Parlement à Aix, il en fut exclu pour cause de malversation. Il contribua au climat de terreur qui régna sur les Alpilles dans les années qui suivirent la Révolution.
(3) On parle ici, pour désigner Mouriès, Maussane ou Paradou de quartiers, alors qu’il s’agit aujourd’hui de communes. Ces villages dépendaient alors des Baux.

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