Jean Roy, un vaudois du Luberon en Afrique du Sud

Domaine de L'Ormarins, au pied des montagnes Groot Drakenstein à Franschhoek. Gravure de Ricardo Uztarroz (XVIIIe siècle).

Domaine de L’Ormarins, au pied des montagnes
Groot Drakenstein à Franschhoek.
Gravure de Ricardo Uztarroz (XVIIIe siècle).

Jean Roy, originaire de Lourmarin, est l’un des trente-sept huguenots du Luberon qui s’exilèrent en Afrique du Sud après la révocation de l’édit de Nantes, à Fontainebleau, par Louis XIV. Installé dans la région de Franschhoek, près de Stellenbosch, il y fonda le « domaine viticole de l’Ormarins » qu’il nomma ainsi en souvenir de son village natal. Si le nom de Roy s’éteignit rapidement, son domaine perdure toujours sous le nom de « L’Ormarins Wine Estate » et il est devenu le fleuron du groupe Anton Rupert, un empire qui est le numéro deux mondial du luxe derrière LVMH.

Abrogation de l’édit de Nantes en Provence

Jean Roy, dont le nom était plus probablement Jean Rey, était un vigneron d’origine vaudoise, installé à Lourmarin dans le Luberon.
Pour rappel, c’est en 1532 que les Vaudois du Luberon décidèrent de rejoindre le mouvement réformateur lors du Synode de Chanforan. Si l’Édit de Nantes fut finalement mis en œuvre en Provence, ce ne fut pas sans résistance de la part du Parlement d’Aix qui se voyait dépouillé de ses pouvoirs de justice sur les protestants provençaux, ceux-ci pouvant faire appel de tous les procès à la Chambre de l’Édit de Grenoble.
En 1661, François Bochart de Champigny, un catholique, et Charles d’Arbalestrier, un protestant, furent nommés commissaires pour veiller aux contraventions faite à l’Édit de Nantes en Provence. Le 4 mai 1663, ils confirmèrent le maintien des quatre temples principaux mais décidèrent l’interdiction de tous les autres. En dépit de ces décisions, le protestantisme provençal résista jusqu’à la révocation de l’Édit de Nantes. La population huguenote demeurait très réduite en Provence, sauf à Lourmarin et La Roque-d’Anthéron, où elle était majoritaire. L’estimation des pratiquants de la religion réformée, en Provence, tourne alors autour de 8 000 personnes dans cette seconde moitié du XVIIe siècle.
Trois ans après la révocation de l’édit de Nantes, Jean Roy et son frère Jacques décidèrent de fuir la France, en 1688. Ils se rendirent à Rotterdam pour s’embarquer vers l’Afrique du Sud. Le Luberon fournit près d’un quart de l’effectif à lui seul. On sait que deux autres des 178 premiers huguenots français en partance pour l’Afrique du Sud venaient de Lourmarin, il s’agit de deux femmes nommées Jeanne Cordier et Jeanne Mille. Pierre Joubert faisait partie des dix originaires de La Motte-d’Aigues. Cinq autres venaient de Cabrières-d’Aigues, quatre de Lacoste, deux de la Roque-d’Anthéron, un de Sivergues et onze de Saint-Martin-de-la-Brasque, soit 37 exilés du Luberon.
Les conditions d’embarquement définies par la Compagnie étaient sévères : aucun bagage n’était autorisé ; le voyage était gratuit, à condition d’obéir aux règles, dont l’obligation de rester au Cap au moins cinq ans, délai au bout duquel le retour était permis mais payant.

Installation en Afrique du Sud

Ils arrivèrent au Cap, le 4 août 1688, à bord du Berg China, un bâtiment long de 50 mètres, qui avait quitté Rotterdam, le 20 mars 1688. Au cours du voyage, les frères Roy se lièrent d’amitié avec Pierre Joubert, de La Motte-d’Aigues. Le traversée avait duré trois mois et demi, pendant lesquels 19 passagers décédèrent dont Suzanne Reyne, épouse Joubert.
Les Huguenots furent bien accueillis par le gouverneur, Simon van der Stell, qui les installa à une soixantaine de kilomètres au nord-est du Cap. Cette colonie était à l’époque une escale essentielle sur la route de Djakarta, dénommé alors Batavia, pour les bateaux de la Compagnie hollandaise des Indes orientales. Ses administrateurs avaient fait appel aux huguenots français pour développer l’agriculture et la viticulture de la colonie afin de ravitailler ses navires. Les Huguenots avaient la promesse de recevoir en arrivant autant de terres qu’ils pourraient en cultiver – en pratique, ils reçurent de 15 à 30 hectares – ainsi que les outils et les semences nécessaires.
Le trio s’installa avec les autres exilés, près de Stellenbosch, sur des terres où allait se construire Franschhoek (le « coin des Français »). La terre y était fertile, mais très sauvage et il fallait trois ans pour parvenir à la mettre en culture. Ce fut là que les deux frères fondèrent le domaine de l’Ormarins, en souvenir de leur village de Lourmarin. Ils y plantèrent vignes et vergers. Les statistiques qui n’avaient répertorié qu’une centaine de plants de vignes en 1655, en dénombrèrent 1,5 million en 1700. Dès 1694, alors que son frère était mort d’épuisement, Jean avait planté 40 000 pieds de chardonnay sur le piémont de la montagne de Groot Drakenstein.
Pourtant, les relations entre le gouverneur, et surtout son fils qui lui succéda, et les huguenots se détériorèrent. La Compagnie souhaitait transformer les huguenots en de « bons paysans hollandais », alors que les Français tenaient à conserver leur langue et leurs traditions. Leur cohésion fut maintenue grâce à Pierre Simond, pasteur d’Embrun, qui avait rejoint la colonie. Mais, après son départ, la Compagnie interdit bientôt aux nouveaux arrivants d’avoir pasteurs et instituteurs français. Le résultat fut qu’en moins de deux générations, vers 1730, la langue française n’était plus officiellement parlée.
À la suite d’un premier mariage avec Jeanne Jolly, Jean avait épousé Marie-Catherine Lefébure en 1712, qui venait aussi de Provence. Le couple n’ayant eu que deux petites filles, le nom de Roy s’éteignit en Afrique du Sud mais leur domaine viticole perdura.
Vieux moulin du domaine de La Motte, imité de celui qui existait à La Motte-d’Aigues (la roue et la toiture ne sont pas d’époque). © Chris Snelling, 2013. CC3.0.

Vieux moulin du domaine de La Motte, imité de celui qui existait à La Motte-d’Aigues (la roue et la toiture ne sont pas d’époque). © Chris Snelling, 2013. CC3.0.

L’héritage des vaudois du Luberon

Jean Roy avait revendu son domaine à Pierre Joubert vers 1712, ce qui agrandit le domaine viticole de La Motte, fondé par ce dernier.
Cette propriété fut rachetée au XXe siècle par la famille Rupert. D’abord conduite par le frère aîné d’Anton Rupert, jusqu’à sa mort, elle revint alors au cadet. Ce milliardaire afrikaaner en fit, dès 1969, la pierre angulaire d’un empire devenu numéro deux mondial du luxe derrière LVMH, et commercialisa les vins de l’Ormarins dans le monde entier. L’actuel propriétaire est sa fille, la mezzo-soprano Hanneli Koegelenberg.
Anton Rupert a longtemps été le symbole de l’homme d’affaires afrikaner, richissime, influent dans les cercles du pouvoir et rival de l’élite anglophone. À la fin de sa vie, il se rapprocha des noirs et du président Nelson Mandela, contribuant au succès de l’alternance. Il présida la World Wildlife Fund Nature et fut le créateur du concours Chardonnay du siècle doté d’un million de dollars.
Une autre cave en Afrique du Sud construite par un huguenot Pierre Jourdan, de Cabrières-d’Aigues. ©  	Joe Ross, 2007. CC2.0.

Une autre cave en Afrique du Sud construite par un huguenot, Pierre Jourdan, de Cabrières-d’Aigues.
© Joe Ross, 2007. CC2.0.

Hanneli Koegelenberg est aussi propriétaire de La Motte, le domaine viticole créé par Pierre Joubert. Son voisin est le domaine de Haute Cabrière, construit sur le modèle du village de Cabrières-d’Aigues par Pierre Jourdan, qui avait obtenu un lopin de terre dans Olifantshoek, le 22 décembre 1694. Au début des années 1980, le comte Achim von Arnim a acheté une partie de ce vignoble pour y produire un vin pétillant célèbre. Son fils aîné Takuan von Arnim est maintenant responsable du domaine et propose en mousseux et en vin tranquille trois cuvées portant le nom de Pierre Jourdan. Ces propriétés viticoles font partis des cent cinquante domaines situés sur l’une des treize routes des vins de la province du Cap.
Michel Reyne