Chorges brûle ! (Chorges, 9 septembre 1850)

Le 9 septembre 1850, un terrible incendie ravage la quasi-totalité du village de Chorges (Hautes-Alpes). Rapidement, un correspondant du Courrier des Alpes se fait l’écho des événements et en dresse un récit spectaculairement réaliste.

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« On nous communique l’article suivant sur l’incendie qui vient de consumer presque entièrement le bourg de Chorges, chef-lieu de canton de ce nom dans notre département.
Le lundi, 9 du courant, vers les 4 heures environ de l’après-midi, le feu s’est déclaré à des bâtiments dépendants d’une auberge située à l’entrée du bourg et complètement isolée des autres habitations ; mais malheureusement un vent d’ouest, qui soufflait dans la direction de la partie haute du village, a communiqué l’incendie à des maisons couvertes en chaume et en quelques instants plus de cent d’entre elles ont été envahies par les flammes. Les habitants qui pour la plupart se trouvaient aux champs sont accourus en toute hâte, mais soit que chacun eut à défendre sa propre demeure, soit que les secours fussent impuissants contre la violence du fléau, il ne leur a pas été possible de restreindre les progrès du mal. Prévenus vers les 6 heures, que des hauteurs voisins de Gap, on apercevait comme une mer de feu dans la direction de Chorges, M. Giraud-Teulon, préfet, et M. Lairolle, secrétaire général, se sont dirigés sur-le-champ de ce côté, suivis de quelques pompiers de la compagnie de Gap, et bientôt après du commandant de la garde nationale de cette ville. Dès leur arrivée à Chorges, ils ont tout d’abord reconnu, après avoir parcouru les rues incendiées, qu’il était impossible de combattre le sinistre séparément, qu’il fallait le circonscrire, et que tous les efforts devaient se concentrer sur quelques points, afin de défendre et sauver, s’il se pouvait, la partie basse du village. Toute la nuit a donc été consacrée presque exclusivement à occuper ces positions, et ce n’a été qu’après douze heures de travaux inouïs, et le lendemain à 8 heures du matin, qu’on est parvenu à se rendre maître du fléau. Cent vingt maisons ont été entièrement consumées, dix-huit gravement compromises, et la plupart des malheureux habitants ont perdu avec leur mobilier, les provisions de blé et autres amassées après tant de sueurs dans le courant de l’été.

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Nous n’essayerons pas de dépeindre la consternation morne et silencieuse des pauvres incendiés, la stupeur de ceux qui, apostés dans les couloirs ou sur les toits de leurs maisons, s’apprêtaient à les défendre contre l’approche de l’incendie. Dans le courant de la nuit, les bras ont souvent manqué, deux pompes seulement étaient occupées, et ce n’a été qu’a l’arrivée de la garnison de Gap, mandée par M. le Préfet, que les pompiers, les habitants de la localité et quelques citoyens accourus des communes voisines ont pu prendre un peu de repos.
L’administration a sur-le-champ pris des mesures pour que les victimes de cette affreuse catastrophe reçussent des secours immédiats. Dans la matinée de mardi, avant son retour à Gap, M. le Préfet a remis à l’autorité locale une somme d’argent pour être distribuée aux plus nécessiteux ; dans la journée, M. le Directeur des contributions directes et un médecin de Gap, M. Roubaud, ont amené à Chorges, une charretée de pain et, le lendemain, le Préfet, le secrétaire, général et M. Cazelles, receveur général, ont apporté eux mêmes des ballots de couvertures pour leur être remises. Le Conseiller de préfecture, chargé provisoirement de l’administration de l’arrondissement, a en même temps prescrit les mesures d’ordre et de police que la situation réclamait. Des secours ont été demandés au gouvernement et espérons que les quêtes qui vont être faites dans toutes les communes du département, et dont Mme Giraud-Teulon s’est empressée de prendre chaleureusement l’initiative à Gap, avec le concours du clergé de cette ville, viendront efficacement en aide a tant et à de si cruelles infortunes.
Ainsi que nous l’avons dit plus haut quelques pompiers de Gap, en tête desquels était leur capitaine, se sont transportés à Chorges, ils ont fait courageusement leur devoir, et nous croyons savoir que l’administration se propose de signaler au gouvernement, ceux d’entre eux qui se sont le plus signalés. Elle sera également heureuse, nous en sommes convaincus, de rechercher les honorables citoyens de Chorges ou des environs qui, pendant toute une nuit d’alarmes et d’incroyables fatigues, ont mérité par leur dévouement d’être de sa part l’objet d’une mention spéciale. Nous ne négligerons pas de notre côté de porter leurs noms à la connaissance du public et de les signaler à la reconnaissance du pays.

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Notre ville de Gap a donné un bel et noble exemple dont nous voudrions que la France entière fut instruite. Un bourg important de son voisinage, Chorges, devient la proie des flammes : en une heure, nos braves pompiers, sous la conduite de leur lieutenant Bourgeois, ont franchi, avec leurs divers appareils de secours, les 16 kilomètres qui les séparent du sinistre, et, pendant 10 heures consécutives, ils demeurent aussi vigoureusement, aussi intrépidement à l’œuvre que les malheureux incendiés eux-mêmes. Ici et sur la même ligne viennent se placer tous les dévouements, et si nous citons celui de notre Préfet, présent partout, où le devoir, où un acte de générosité l’appelle ; celui de notre Rambaud, que l’on est sûr de rencontrer là où il faut exposer sa vie ; celui du Commandant de notre garde nationale, c’est pour honorer notre population dans la personne de ses divers représentants. Mentionnons toutefois le 3e léger : héritier des traditions et des cadres de notre ancienne légion des Hautes-Alpes, il est demeuré, dans cette circonstance, ce qu’on l’a toujours connu, à la hauteur de tous les courages et de tous les dévouements.
L’incendie cède enfin, mais après quels ravages !!!… Un témoin oculaire peut attester que la réalité est en-dessous des divers récits qui ont circulé. On ne connaissait pas encore à Gap l’étendue des désastres, mais peut-être nos malheureux voisins manquent-ils de pain ? Aussitôt, un homme que notre cité s’estimerait si heureuse d’avoir adopté pour toujours, parcourt, plein d’émotion, toutes nos boulangeries et bientôt arrive à Chorges, à la tête de deux chariots de vivres et des sommes nécessaires pour faire donner des rafraîchissements à tous les travailleurs, soldats, pompiers et habitants. Dans la crainte de le désobliger, nous n’aurions pas cité ce nouveau bienfait de M. de Rothiacob, s’il n’eût été à la connaissance de tout le monde.
Cependant les premiers besoins sont seuls conjurés et l’hiver approche. Les malheureux n’ont plus de vêtements, plus d’habitations !!!…. Mais la bienfaisance veillait, M. le Préfet n’avait quitté leurs ruines fumantes que pour venir à Gap chercher des secours : les incendiés le revoient bientôt au milieu d’eux, distribuant, pour les plus pressantes nécessités, des couvertures et de l’argent. Un autre citoyen s’était aussi empressé de porter à Chorges le montant d’une première souscription ouverte au café des Beaux-Arts.

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La où est tant de dévouement, on peut aussi faire en toute confiance appel à la charité. Des souscriptions s’ouvrent instantanément sur plusieurs points. Mme Giraud-Teulon, accompagnée du capitaine Rambaud et d’un vénérable ecclésiastique, va de porte en porte, présentant une bourse dans laquelle chacun s’empresse de déposer une large offrande ; sa santé trahissant momentanément son dévouement, toutes nos jeunes dames s’empressent à l’envi d’achever son œuvre, et, comme elle, elles la font d’une manière si irrésistible que peut-être, pour beaucoup de nous, nos dons perdront quelque peu de leur valeur devant Dieu, mais la pieuse reconnaissance des gens de Çhorges pour tous les bienfaiteurs nous viendra en compensation.
Nous voudrions raconter ici tout ce qui nous est parvenu sur la spontanéité des offrandes, — que le riche donne, c’est tout simple, il possède — mais qu’un ouvrier maçon, dont nous regrettons d’ignorer le nom, retourne sa poche pour offrir tout ce qu’elle renferme, ne songeant au lendemain que pour dire : ça reviendra, si ça peut ; qu’un de ces généreux enfants, que le Piémont nous envoie chaque année, fasse emporter la bouteille qui allait servir à réparer ses forces pour le reste du jour et en offre le prix à la quête ; qu’une indigente, à laquelle un de nos premiers magistrats a laissé une aumône, la lui rende quelques heures après, avec le chagrin qu’elle ne soit plus intacte: vous m’avez donné cinq sous ce matin, Monsieur, je ne puis vous en rendre que quatre ; oh ! voilà de ces œuvres grandes aux yeux de tous, et nous comprenons les larmes dont elles ont mouillé la paupière des quêteurs. Ici, un domestique, imitant une noble générosité qu’il a sous les yeux, donne un mois entier de ses gages, — plus loin, une pauvre femme ouvre son armoire : elle n’y trouve rien pour la journée de demain : elle regrette… que ce regret est précieux…

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Nous voudrions connaître, pour le consigner dans nos colonnes, tout ce que cette quête a fait éclater de charité chez le pauvre comme chez le riche, parce que, quelquefois aussi, le bien doit être fait devant tous les hommes : nous espérons que ces renseignements se complèteront. Nos compatriotes d’Embrun, qui se sont fait si dignement représenter à Chorges, ne tarderont pas à nous apprendre que leur ville a été par la bienfaisance autant que par le dévouement la digne sœur de la nôtre. On nous apprendra bientôt de tous les points du département, que si tous les Français sont frères, tous ceux des Hautes-Alpes se regardent plus spécialement comme membres de la même famille et sont solidaires dans le malheur.

 

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Nous n’avions pas trop préjugé dans l’article précédent, lorsque nous disions que la ville d’Embrun se montrerait la digne sœur de la nôtre. Au moment de mettre sous presse, notre correspondant nous transmet les détails suivants, que nous nous empressons de livrer à la publicité. Espérons que toutes les autres communes du département imiteront ce noble élan.
« Lorsque la nouvelle de l’incendie de Chorges parvint à Embrun, le 10 du courant, la marche des pompiers fut battue instantanément et quelques instants après la compagnie était en marche, suivie d’un nombre considérable d’autres habitants. Dans la matinée, M. le maire fit appel à son de trompe, à ses administrés, qui s’empressèrent d’apporter sur la place principale des dons en pain et en argent. Au fur et à mesure qu’on les recevait, ils étaient dirigés sur Chorges, et avant la nuit cinq charrettes de pain y furent rendues. Les troupes de la garnison ont payé aussi leur tribut, et, les uns et les autres, arrivés sur les lieux du sinistre, ont rivalisé de zèle et de dévouement, et donné des preuves des sentiments admirables qui les animaient. Tous ne sont rentrés à Embrun, ramenés par leurs chefs et les administrateurs qui avaient marché à leur tête, que lorsqu’ils ont eu acquis la conviction que leur présence n’était plus nécessaire.
« Immédiatement après on s’est occupé de faire une quête qui n’est pas terminée et qui a déjà produit quelques cents francs.
« Des artistes, des amateurs, des dames, des demoiselles même, qui dans cette circonstance paraissent tout oublier et mettre de côté certains préjugés, se disposent à donner quelques représentations théâtrales au bénéfice des incendiés.
« Les produits d’une loterie viendront encore se joindre à tous ces actes de bienfaisance.
« P. S. : Les trois premières charrettes, accompagnées par M. Théus, adjoint, ont pu partir une heure après le 1er son de trompe. Jugez, monsieur, de la spontanéité des sentiments des habitants d’Embrun, c’était un spectacle touchant de voir tous les citoyens apportant à l’envi, sur la place publique le seul pain qui leur restait et qu’ils prenait sur leur table. « Que l’on soit bien certain que l’on trouvera toujours les Embrunais prêts à faire toutes sortes de sacrifices pour faire le bien et soulager l’infortune. »

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Nous publions ci-dessous la première liste des souscriptions recueillies à domicile dans la ville de Gap et dans le bourg de Tallard, et dont les fonds ont été versés à la préfecture. Espérons que dans notre prochain numéro nous pourrons les compléter et que toutes les personnes qui peuvent apporter leur offrande, et qui n’ont pas encore souscrit, s’empresseront de le faire. Nous publierons toutes les listes qu’on voudra bien nous communiquer. Il serait à désirer que quelques personnes dévouées voulussent bien se charger d’aller recueillir à domicile les offrandes des habitants de là banlieue. Nul doute que leurs généreux efforts ne fussent couronnés d’un plein succès.
Nous faisons un appel à nos confrères des autres départements, afin qu’ils veuillent bien ouvrir des souscriptions dans leurs bureaux : le désastre est grand et nous avons besoin de leurs concours pour soulager tant d’infortunes.
Total des souscriptions :
Commune de Gap. 2,665 fr. 95 c,
Commune de Tallard. 55 fr. 10 c.
Dépôt du 3e Léger, en garnison a Gap 170 fr. 95 cent.
Café des Beaux-Arts 220 fr.
M. Semensatis a mis à la disposition de M. le Préfet deux chaumières qu’il possède aux environs de Chorges, pour y abriter quelques victimes de l’incendie. C’est un acte d’autant plus désintéressé que l’homme honorable qui en est l’auteur laisse aux malheureux, qui habiteront ces chaumières, la latitude d’user gratuitement du bois dont elles sont pourvues ; il leur cédera également la jouissance de plusieurs mille mètres de terrain fertile qu’ils pourront cultiver.
Voici la circulaire que M. le Préfet a adressée à tous les maires du département à l’occasion des incendiés de Chorges :
« Une affreuse catastrophe vient de plonger dans la consternation un de nos bourgs les plus importants du département. Chorges est devenu la proie des flammes, le 9 de ce mois, et les malheureuses victimes de ce désastre sont précisément les habitants les plus pauvres qui ont vu, en peu d’instants, dévorer par le feu leurs maisons et leurs récoltes tout récemment rentrées.
Près de cent familles se trouvent, en ce moment, sans pain, sans vêtements et sans asile. Leur misère est profonde.
Je viens, messieurs les maires, les recommander à la charité de vos administrés. Faites un appel pressant à leurs sentiments généreux ; j’ai la conviction que le plus grand nombre s’empressera d’aider, selon ses moyens, à secourir promptement les incendiés de Chorges.
Je vous prie de vouloir bien vous concerter avec MM. les curés ou desservants de vos communes pour recueillir les offrandes de la charité publique. Le produit des collectes devra être versé chez vos receveurs municipaux pour être centralisé ensuite dans la caisse de M. le receveur général des finances, à Gap.
Les dons qui pourraient être faits en nature seront envoyés par vos soins aux maires des chefs-lieux de canton, qui les dirigeront eux-mêmes sur le point que je leur indiquerai, aussitôt qu’ils m’auront donné le détail des objets qui auraient été déposés entre leurs mains.
J’ai l’honneur de porter à votre connaissance, messieurs, qu’une commission spéciale chargée de la distribution des secours de toute nature qui seront envoyés, a été instituée à Chorges. Vous trouverez ci-après l’arrêté qui l’institue.
Des souscriptions sont ouvertes à la préfecture et dans les sous-préfectures du département.
Je vous serai obligé de donner la plus grande publicité à ma circulaire. »
  • Source : Le Courrier des Alpes, n° 64, dimanche 15 septembre 1850
  • Texte transmis par Philippe Ligonesche

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