Drame en mer (Toulon, 29 avril 1895)

Une promenade en rade

Honoré Estienne, propriétaire du Restaurant Français, une physionomie toulonnaise bien connue, possédait depuis environ un mois un très joli bateau de plaisance ponté, nommé le Volage, récemment construit à Marseille, et avec lequel il faisait de fréquentes promenades en rade. Lundi 29 avril 1895, il partit à 14h30 pour aller jusqu’à La Seyne. La brise d’ouest soufflait assez fraîche. Le temps était magnifique pour pareille promenade. M. Estienne avait avec lui son chef cuisinier François, quatre étudiants en médecine, MM. Ritz, Maunier, Duchêne et Trottman, pensionnaires de son restaurant, et le mousse du bord, Vincent Morella.

Mises en garde ignorées

Au moment où le Volage quittait le garage des yachts de la Société Nautique, un ami voyant les sept personnes à bord, interpella M. Estienne :
« As-tu pris tes bouées de sauvetage ?
— Je n’en ai pas besoin », répondit-il en riant. Et comme il doublait l’embarcadère des bateaux des Sablettes, un vieux bonhomme qui pêchait dans les eaux de la darse lui demanda en plaisantant s’il avait fait son testament.
Poussé par la brise, le Volage sortit rapidement de la darse vieille, franchit la passe et prit le large en rade, se dirigeant vers la digue. Le voyage fut très gai, le mousse était à la barre. À maintes reprises M. Estienne pria les jeunes gens de ne pas rester sur le pont car ils gênaient les manœuvres, mais eux se trouvant mieux là persistèrent à y rester.
Enfin on arriva à La Seyne, le bateau fut amarré à quai, et tandis que le mousse allait faire une commission, on s’amusa à jouer à la roulette et l’étudiant Ritz invita ses cinq compagnons à se rafraîchir. Comme l’un d’entre eux lui demanda la raison de cette gaieté inattendue, il répondit que, arrivé de permission de Pâques huit jours plus tôt, il attendait quelque chose de sa famille.
Puis on revint vers Toulon. Le Volage poussé par la brise d’ouest filait à présent vent arrière.
« Ne restez pas sur le pont ! » dit encore à plusieurs reprises M. Estienne. Mais les jeunes gens ne voulurent encore rien entendre.

Le drame : le chavirage du Volage

Vers 16h30, comme on était à la hauteur du Bois-Sacré, une forte rizée souffla soudain, le bateau tréloucha, le palan du gui se cassa et le Volage chavira. À six cents mètres environ de là, entre les coffres 16 et 18, était mouillé le yacht anglais Rona, appartenant à M. Wood. L’homme de quart vit l’accident et donna l’alarme. En un clin d’œil, l’équipage, qui prenait son repas du soir, sauta dans la chaloupe à vapeur qui se trouvait sous les tangons, on y jeta des vêtements de rechange et elle se dirigea sur le Volage qui était demeuré couché sur babord.
Le patron Bianqui, des Mouissèques, qui quelques minutes auparavant était passé à côté du Volage avec son bateau la Volonté de Dieu revint aussitôt sur les lieux en même temps que quatre jeunes gens qui, se trouvant sur la côte, prirent au hasard un bateau amarré à terre et se portèrent au secours des naufragés.
Ceux-ci se tenaient toujours près du bateau dont la coque leur donnait un appui sérieux. Le mousse Vincent, dit le Vichou, âgé de 17 ans, ne perdit pas son sang-froid et donna des conseils à tous. L’eau était glacée et durant environ vingt minutes – vingt siècles –, les sept malheureux demeurèrent ainsi dans l’eau, gênés dans leurs mouvements par leurs vêtements dont ils n’avaient pas le temps de se débarrasser.
L’un des étudiants, Maunier, qui ne savait qu’à peine nager, se cramponna au gui et fit des signaux de détresse. Son camarade Ritz qui était à côté du mousse, fit un moment la planche, mais il ne savait pas nager et comme il se redressa pour se retenir à la quille du Volage, ses forces l’abandonnèrent et, saisi par le froid, il poussa un faible cri, suprême appel de secours, puis il se laissa couler à pic. Le Vichou le vit disparaître sans pouvoir lui porter secours. Le froid le paralysait et il n’avait même pas la force de parler.

Les secours héroïques

Enfin les secours arrivèrent. Le patron Bianqui recueillit successivement le cuisinier François qui, lui aussi, avait conservé tout son sang-froid, Estienne, Trottman, Duchêne et Vincent, tandis que la chaloupe du Rona recueillait Maunier. Celui-ci fut en un instant dépouillé de ses vêtements et revêtu d’un chaud costume de marin anglais puis le Volage, pris à la remorque et vidé en un clin d’œil, on regagna le Rona où Maunier fut l’objet des soins les plus dévoués. À 18 heures, la chaloupe remorquant le Volage remis à flot ramenait les naufragés à Toulon.
De ce temps, la Volonté de Dieu avait transporté dans une guinguette près du Bois-Sacré M. Estienne et ses quatre compagnons qui reçurent des secours empressés. On lui donna du linge, on alluma un grand feu et ce n’est qu’une fois qu’il fut complètement remis qu’on le laissa repartir pour Toulon où une voiture le ramena vers 20 heures.
Jusqu’au moment où ils furent recueillis à bord de la Volonté de Dieu, les trois étudiants ignorèrent la mort terrible de leur jeune camarade dont le chapeau de paille était demeuré au-dessus des flots. Le mousse, comprenant que tout secours était inutile, avait, avec une rare présence d’esprit, caché le triste événement qui aurait pu effrayer et paralyser ses camarades.

L’émotion générale

Ce drame, dont la nouvelle s’était répandue en ville dans la soirée, dès 18 heures, émotionna profondément la population toulonnaise qui se rendit au quai, avide de détails sur cet accident qui avait coûté la vie à un jeune homme plein d’avenir. Celui-ci se nommait Jules-Joseph Ritz, était né à Vichy (Allier) le 26 janvier 1874. Il était étudiant en médecine à l’hôpital principal de la marine de Toulon depuis le 10 novembre 1894. Il était bachelier ès-sciences depuis le 27 juillet 1894 et bachelier ès-lettres du 6 novembre 1894.
M. Estienne dut s’aliter après le drame. Il passa une nuit très agitée, en proie à une violente fièvre qui lui causa de nombreux accès de délire. Au petit matin, en revanche, son état s’était amélioré.
Aussitôt informé du drame, le père de la victime, M. Ritz arriva à Toulon le lendemain, 30 avril, et fut reçu à la gare par des amis. Le corps de son fils ne fut pas retrouvé avant plusieurs jours malgré des recherches réalisées par des scaphandriers.
  • Source : La République du Var, 1er mai 1895, p. 2 ; ibid., 2 mai 1895, p. 3.

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