Depuis quelque temps, les habitants de Saint-Martin-de-Castillon (Vaucluse), à la suite de vols nombreux commis dans les environs, étaient devenus extrêmement méfiants. Un touriste allait-il vagabonder parmi les ruines du vieux Castillon ? un amateur de la belle nature rêver aux bords de la Buye, ou au pied du rocher des Abeilles ? un botaniste herboriser sur le Luberon ? un géologue ou un industriel fouiller ses entrailles ? on l’épiait, on l’observait, on le traitait comme un vrai suspect. S’il se permettait la plus innocente question, s’il demandait l’heure, peu s’en fallait qu’on ne lui répondît :
« Monsieur, cela ne vous regarde pas. Passez au large, que l’on n’aille pas faire une déclaration à Monsieur le Maire. »
Sous l’empire de cette préoccupation, Mme Gilly rencontra, dans la journée du 5 février 1841, un troupeau de moutons près du pont de Céreste (Basses-Alpes). Le conducteur lui demanda à quelle distance il était d’Apt et s’il trouverait en cas de besoin des gîtes sur la route pour lui et ses moutons.
Un homme qui ne connaît pas la route qu’il suit, ni le marché auquel il se rend, voilà qui parut fort suspect à Mme Gilly. Évidemment, pour elle, ce troupeau avait été volé !
Le signalement et la confrontation au marché

Arrivée chez elle, elle fit part de ses soupçons à son mari qui, non content de les partager, se fit donner le signalement et du troupeau et de l’individu qui le conduisait. C’était un troupeau de vingt-cinq têtes et marqué de noir. Le conducteur avait une figure ronde, un chapeau à larges bords, un fouet de soixante centimètres et une blouse bleue.
Muni de ces renseignements, M. Gilly se rendit le lendemain au marché d’Apt. Là, il crut reconnaître le troupeau et l’homme du pont de Céreste. Même nombre de têtes, même marque pour le troupeau, du moins de peu s’en fallait. Quant au maître du troupeau, sa figure ne s’était pas encore allongée. Il portait d’ailleurs un chapeau à larges bords, un fouet qui ne sortait pas des magasins de Verdier et une blouse bleue. Point de doute, c’était lui.
L’erreur du sieur Gilly se conçoit du reste parfaitement. Beaucoup d’autres à sa place n’y auraient vu que du bleu et se seraient blousés. Quoiqu’il en soit, sa découverte une fois faite, il n’eut rien de plus pressé que d’aller en faire part à M. le commissaire de police.
L’accusation et la défense au marché
« Oui, M. le commissaire, ce troupeau a été volé, fit-il à l’officier des forces de l’ordre.
— Volé ? Mais à qui, où, comment ?
— Ma foi, je l’ignore. Mais n’importe, il a été volé. La preuve, ma femme l’a rencontré hier au pont de Céreste…
— Que parlez-vous du pont de Céreste ? Cet homme vient de Sault. Je puis le prouver, Dieu merci !
— Oui, il vient de Sault, fit un quatrième. Je puis l’assurer, moi, car je l’ai accompagné et j’ai couché hier avec le conducteur à Bourgane1.
— Connu ! connu ! on sait ce que c’est qu’un compère.
— Alors je vais quérir le propriétaire qui m’a vendu le troupeau et qui heureusement se trouve au marché.
— Connu ! connu ! on veut prendre la clef des champs. Mais monsieur le commissaire qui connaît ses devoirs, ne le permettra pas. Comment, monsieur le commissaire, vous le laissez s’éloigner ? Pour le coup, vous pourrez l’attendre longtemps ! »
Une demi-heure après, Joseph Bonis, le fameux berger de Sault, revenait avec son vendeur, tout s’expliquait, et le sieur Gilly lui faisait des excuses. Mais, après l’éclat qui avait eu lieu, il fallait au sieur Bonis une réparation plus complète. Il s’adressa à la justice pour l’obtenir.
Le procès et le verdict

L’affaire vint donc à l’audience du vendredi 6 février, le même jour, au tribunal correctionnel d’Apt. Maître Pin, avocat, en fit l’exposé dans l’intérêt du sieur Bonis.
Les témoins furent ensuite entendus. L’un d’eux, le sieur Jacquier de Cadenet, provoqua une hilarité générale par l’originalité et l’énergie de sa déposition :
« Je venais, dit-il, d’acheter les moutons du sieur Bonis, lorsque M. le commissaire de police est arrivé, assisté du sieur Gilly. Aussitôt le payement du prix a été arrêté et le troupeau mis en fourrière. En voyant cela, je dis à Bonis : « À votre place, je saisirais l’homme qui m’accuse. » – Ici le témoin prend son mouchoir, l’attache fortement à son bras gauche, puis avec la main droite le tire encore plus fortement, comme s’il procédait à une arrestation. – Allons, vite ! tous les deux en prison, jusqu’à ce que la chose s’éclaircisse. Puis, la chose éclaircie, celui qui aura dit vrai en sortira et y laissera l’autre. »
Le témoin ajouta qu’en se voyant en butte à une imputation de vol, le sieur Bonis versait des larmes grosses comme le poing.
À l’audience, les rôles furent changés, c’était Monsieur Gilly qui pleurait comme un enfant.
Interrogé par le président, il essuyait ses larmes et invoquait sa bonne foi, l’absence de toute intention malveillante envers le sieur Bonis qu’il ne connaissait pas, la préoccupation sous l’empire de laquelle il avait agi et qui était suffisamment justifiée par les vols dont nous avons parlé et par le désir d’en prévenir la reprise en les signalant à la justice.
Le défenseur de Gilly soutint que là où il n’y a pas d’intention criminelle, il ne saurait y avoir délit et conclut donc à son acquittement.
Maître Pin, tout en reconnaissant la bonne foi de M. Gilly et en droit le principe plaidé dans son intérêt, insista sur sa légèreté vraiment inconcevable, sur le tort qui avait pu en résulter pour la réputation de M. Bonis, auprès des personnes qui, témoins du début de la scène, ne l’auraient pas été également des explications, enfin sur la nécessité de réparer ce tort et de donner, dans tous les cas, une leçon à Gilly, tout au moins par une condamnation à des dommages-intérêts.
M. Rigolet de Saint-Pons, procureur du Roi, conclut à l’acquittement de M. Gilly, et, en ce qui touchait la réparation civile demandée, déclara s’en rapporter à la justice du tribunal.
Le tribunal, après une courte délibération, prononça l’acquittement du prévenu et néanmoins le condamna à 10 francs de dommages-intérêts envers le sieur Bonis, et aux frais.
Note
1. Hameau de Saint-Saturnin-lès-Apt (Vaucluse).
- Sources : Le Mercure aptésien, 21 février 1841, p. 3, 4.