Naître en Provence autrefois

À mesure que la grossesse avançait, l’angoisse survenait quant à l’accouchement. Le nombre d’enfants morts-nés — ou non-viables — fut particulièrement effrayant jusqu’au début du XIXe siècle. Ces naissances malheureuses s’accompagnaient parfois du décès de la mère, ajoutant un second deuil au foyer, et laissant un père désemparé. À dire vrai, toutes les femmes enceintes invoquèrent un jour la Vierge pour obtenir une délivrance heureuse. Des saints, même, se spécialisèrent, telle Notre-Dame de l’Espérance, en l’église de Saint-Martin à Marseille, où se déplaçaient toutes les Marseillaises sur le point d’enfanter. Se placer sous la patronage de la Vierge en pareille circonstance était censé contribuer à préserver la femme enceinte des douleurs de l’accouchement. Il y avait à Marseille un proverbe que l’on destinait aux femmes sur le point d’accoucher : « Ben leou, n’en sera eis ahi ! et eis ouï ! » (« Bientôt, elle en sera aux aïe ! et aux ouille ! »).
Le bain du nouveau-né, Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, 1554.
Le bain du nouveau-né, Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, 1554.
La période de la naissance était un autre sujet de préoccupation. Sachez, sans crainte de vous tromper, que si un de vos ancêtres est né dans les Bouches-du-Rhône au mois de mai, on a dit qu’il mourrait jeune. Ces craintes superstitieuses et souvent injustifiées donnaient le sentiment de maîtriser et d’appréhender des étapes de la vie qui demeuraient, par définition, difficiles à bien anticiper. Une naissance en mars ferait un enfant vif et gourmand. Dans d’autres départements, particulièrement en Vaucluse, les naissances de mars donnaient un enfant qui « pleurerait comme la vigne », de caractère maussade. Au contraire, les enfants de mai seraient enjoués.
Le vendredi n’était pas vraiment recommandé pour les naissances ; les enfants nés ce jour seraient sujets aux visions.

Voila que les premières douleurs surviennent

On vient avertir le père qui est aux champs. Il laisse aussitôt son ouvrage et court chez la baïlo (« sage-femme »). Chaque village, en général, comptait au moins une baïlo — nommée « accoucheuse » en français.
Arrivée au chevet de la future mère, la sage-femme s’assure que celle-ci ne porte aucun bijou en or. L’or, c’est bien connu, empêche les enfants de « bien venir ». Les hommes, bien entendu, ont quitté la pièce, mais plusieurs femmes restent là : les sœurs, la mère, les amies, les voisines et une jeune fille vierge.
Avant de se retirer, le père aura pris soin de remettre à la baïlo un cierge bénit, censé porter bonheur au nouveau-né. Comme l’accouchement se complique et que leis ramados (« les douleurs ») s’amplifient, la baïlo prépare pour la future mère une tisane de genévrier qui accélèrera le travail.
Dans la pièce d’à côté, le pauvre père endure le martyre avec son beau-frère, venu le soutenir. Jamais il ne tape à la porte pour demander des nouvelles ; cela porterait malheur à sa femme.

Enfin, un cri retentit

Voila un nouveau membre dans la famille. Aussitôt on l’inspecte sous toutes les coutures. Celui-ci « es nat couiffat » (« est né coiffé »), c’est-à-dire avec la crépine, une partie de la membrane foetale, sur la tête. Cela lui portera bonheur! On dira de lui toute sa vie : « es nassut eme la crepino », il est né avec la crépine. La sage-femme entreprend de retirer ces restes de placenta qu’elle place dans un bocal et qu’elle conservera. Elle le prêtera de temps en temps à ses amis qui ont besoin d’un coup de chance.
Qui n’a jamais eu de jumeaux de sexe différent chez ses ancêtres ? Cet accident de la nature effrayait les parents et l’on prédisait alors la mort précoce de l’un des deux enfants. En revanche, les enfants naturels, eux, étaient promis à une vie de bonheur. On disait d’eux qu’ils étaient « fils d’un prêtre » ! (ce qui, on le suppose, devait parfois bien arriver.)
Le père, accouru dans la chambre, admire son fils. Il n’ose pas dire à quel point il est soulagé. L’année dernière, sa femme avait mis au monde une fille. Pendant cette nouvelle grossesse, il n’a cessé d’appréhender ce que dirait son entourage si une nouvelle fille était arrivée : un homme faible, sans virilité, incapable de donner à sa femme un garçon. Pis encore, peut-être l’aurait-on traité de « coucou » (« cocu ») ! Il prend son beau-frère par les épaules et tous deux vont fêter la nouvelle par les rues du village.

Le travail autour de la mère se poursuit

La sage-femme coupe promptement le cordon ombilical et sort un instant l’enterrer dans le jardin. Si jamais une bête était venue à le manger, cela aurait porté malheur au bébé. Les voisins, alertés par le père, viennent tour à tour visiter la mère. « Es soun pero caga ! » (« C’est son père tout craché ! »)
Avant de retourner chez elle, la sage-femme avertit la mère de ne pas nourrir son enfant jusqu’au lendemain. Elle le fera patienter avec de l’eau sucrée en attendant. Qu’elle prenne soin aussi de ne pas l’allaiter plus d’un an, pour ne pas en faire un idiot.
Enfant endormi, Bernardo Strozzi, Residenzgalerie, Salzbourg,  v. 1610.
Enfant endormi, Bernardo Strozzi, Residenzgalerie, Salzbourg, v. 1610.
Le berceau se trouve non loin du lit de la mère mais jusqu’aux relevailles, celle-ci ne l’y mettra pas. Le bébé restera plutôt avec elle, dans son lit. En effet, les mauvais esprits tournent autour d’un berceau, la mère le sait bien.

Il s’écoulera plusieurs jours…

… avant qu’elle se rende à l’église pour être officiellement relevée et, d’ici là, il aura fallu baptiser l’enfant. Cette période d’isolement était obligatoire sous peine de porter malheur au nouveau-né.
Même dans les cas malheureux où la mère mourait en couches, le père était responsable des relevailles de sa défunte épouse. Il chargeait la sage-femme et la marraine de l’enfant de se rendre à l’église en compagnie du curé qui prononçait officiellement les relevailles de la défunte. Si c’était l’enfant qui était mort avant les relevailles de sa mère, celle-ci devait tout de même respecter un période d’isolement avant de se présenter à l’église.
Mais aujourd’hui l’enfant et la mère se portent bien. Toutes les femmes de la famille, auxquelles s’associent la sage-femme et la marraine, se rendent en cortège à l’église. La baïlo a la charge de porter le bébé. Tout le monde est très attentif à qui le cortège rencontrera. La première personne rencontrée a en effet le même sexe que le prochain enfant du couple. Cette fois-ci, ce sera une fille. Tout le monde s’est juré de ne pas le dire au père…

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