Deux cents ans après le massacre des Vaudois, le Divin Marquis, dans une violente diatribe, traita les parlementaires d’Aix-en-Provence de frénétiques et de tigres enragés, et leur jeta à la figure :
« L’horreur publique qu’inspirèrent vos exécrations de Mérindol et de Cabrières n’est pas encore éteinte dans les cœurs. »
Toutefois, cet humaniste n’oubliera point, à son arrivée à Lacoste, de se faire rendre hommage par les deux consuls et les quatre délégués de son fief1. Contradiction aussi chez Sade quand, en pleine Révolution, il confessa :
« J’adore le Roi mais je déteste les anciens abus ; j’aime une infinité d’articles de la Constitution, d’autres me révoltent ; je ne veux point d’Assemblée Nationale mais deux Chambres comme en Angleterre »,
ce qui ne l’empêcha pas d’écrire dans La philosophie dans un boudoir son fameux manifeste, « Français encore un effort si vous voulez être républicain », dans lequel il affirma :
« Français, je vous le répète, l’Europe attend de vous d’être délivrée du sceptre et de l’encensoir. »
Tel était Donatien-Alphonse-François, le D.A.F. de la critique littéraire, qui préférait se faire appeler en Provence Louis-Aldonse-Donatien.
Du pistachié au loup-garou
Énigmatique Marquis de Sade dont la vie aurait pu être toute différente s’il avait épousé son prime amour de jeunesse, la délurée Laure de Lauris-Castellane, héritière d’une vieille famille du Luberon2. On le maria, contre son gré, le 17 mai 1763, à Renée-Pélagie Cordier de Launay, fille aînée du Président de Montreuil. Deux ans plus tard, lors de son premier long séjour à Lacoste, Moussu lou Marquès gagnera le sobriquet de pistachié – coureur de jupon – quand on apprendra que la jeune personne qui l’accompagnait n’était point son épouse bien-aimée mais une actrice de théâtre répondant au nom de la Beauvoisin.
Quatre ans après, on le vit revenir, avec cette fois toute sa petite famille : Renée, leurs trois jeunes enfants ainsi que la tante de ceux-ci, la chanoinesse Anne-Prospère. Le Marquis prolongea son séjour jusqu’en 1772, le temps pour lui de se ruiner en représentations théâtrales et de déclencher avec son valet Latour l’affaire de Marseille qui l’obligea à fuir en Italie… avec sa chanoinesse de belle-sœur.
Le scandale étouffé, lors de son troisième séjour à Lacoste, son épouse qui était passé sous sa dépendance érotique lui facilita quelques égarements domestiques. Pour ce faire, l’un et l’autre furent obligés d’aller recruter leur domesticité hors de la région car, comme l’avait constaté Sade lui-même, dans le Luberon et dans le pays d’Apt, il était connu maintenant comme le loup-garou.
Un amoralisme de classe
Ainsi ce fut du côté de Lyon que Renée recruta la Suissesse Anne-Marie Maillefort, dite Gothon Dufé, la belle Auvergnate Nanon Sablonnière, les cinq fillettes bonnes à tout faire, Carteron la Jeunesse, amant de cœur de Gothon, et André, un petit secrétaire de quinze ans dont le premier des charmes était d’être illettré. Donatien, de son côté, fit venir la Duplan, danseuse de la Comédie de Marseille, comme gouvernante et Rosette, fille de Montpellier, qui fut remplacée au bout de deux mois par son amie Adélaïde. Viendront encore de Montpellier, sélectionnés cette fois par le R. P. Durand, du couvent des Récollets, la fille Catherine Trillet cuisinière, la femme de chambre Cavanis, le secrétaire Rolland. Ce religieux recruteur leur avait affirmé :
« que la maison de M. de Sade était à l’instar d’un couvent pour la régularité et les mœurs3 ».
Les cantiques seuls laissaient à désirer puisque les partenaires du Marquis affirmeront plus tard qu’il officiait en poussant des cris très hauts et très effrayants et que le Divin petitement membré et burné n’avait rien d’un Priape. Car, on s’en doute, tous ses domestiques devaient le servir et il devait s’en servir…
L’amoralisme de classe de Sade ne l’empêcha point de se faire volontiers moraliste pour les autres. Il confia, par exemple, à Marie-Dorothée de Rousset, une amie d’enfance :
« L’adultère des femmes est sujet à des inconvénients si horribles, il a des suites si funestes et si fatales que je n’ai jamais pu le tolérer ».
Un de ses biographes, Henri Fauville, a noté que le Marquis pensait toujours « profiter de la quasi-immunité dont jouissent les personnes de son rang » et que « la liberté sexuelle est à ses yeux un droit dont sont exclues les classes inférieures4« . Voltairien en diable, « il estime que la morale et les dogmes chrétiens sont des balivernes mais des balivernes fort utiles pour tenir la piétaille à sa place5« .
Ce qui n’empêcha pas le Divin Marquis d’être arrêté, en 1777, sous les accusations de bougrerie (sodomie) et de défis sacrilèges. Même une société libertine grosse d’une révolution ne pouvait accepter le partisan « d’un égarement des sens qui suppose un brisement total de tous les freins, le plus souverain mépris de tous les préjugés, le renversement total de tout culte, la plus profonde horreur de toute espèce de morale6 ».
L’influence pernicieuse de l’abbé
On pense généralement que ce fut l’abbé Jacques de Sade qui corrompit le jeune Donatien. L’abbé, cadet de la famille, avait d’abord été prévôt des chanoines de L’Isle-sur-la-Sorgue, puis vicaire général des diocèses de Toulouse et de Narbonne avant d’obtenir la commande de l’abbaye cistercienne d’Ébreuil, dans le Bourbonnais.
Il avait été chargé de l’éducation de son neveu jusqu’à l’âge de dix ans et Fauville n’hésite pas à le traiter de sybarite. À fort juste raison, puisque dès 1765 Sade ne se priva pas d’indiquer à ses tantes religieuses qui le tançaient sur sa conduite, que leur frère « tout prêtre qu’il est a toujours un couple de gueuses chez lui… Est-ce un sérail que son château ? Non, c’est mieux, c’est un bordel ».
L’abbé n’hésita pas à aller puiser dans celui de son voisin de neveu ! Lors du second séjour de Donatien à Lacoste, le bon prêtre s’entendit fort bien avec la chanoinesse. Il la combla de cadeaux et Anne-Prospère, qui ne pouvait aller le remercier comme il le désirait, lui écrivit :
« La petite nièce est bien fâchée de ne pouvoir aller vous lutiner ».
Par contre, il ne supporta jamais Renée Pélagie qu’il accablait de reproches et de remontrances. Dans sa correspondance il la plaignait, disait-il, « d’être gouvernée par un fol qui avait mis le grappin sur elle », ensuite il l’accusa d’être « la directrice des plaisirs de son mari » puis « la complice des dernières débauches de son époux » ou bien encore d’être « pleine de complaisance pour les fantaisies du Marquis ».
On subodore la jalousie du maître s’étant vu dépasser par son élève ! Peut-être pas totalement car, en 1775 l’abbé, qui s’était à nouveau immiscé dans les affaires du couple, se fit répondre sèchement par Renée – sous la dictée de Donatien – qu’il n’avait pas de leçon de conduite à leur donner, surtout
« lorsque l’année passée la Provence retentissait d’une fille que vous receliez dans votre château de Saumanes… lorsque récemment encore deux lyonnaises sont venues me trouver pour se plaindre à moi de forts mauvais traitements reçus, disaient-elles, au château de Saumanes, puis…7 ».
Les 69 ans de l’abbé restaient encore très verts.
Peut-on s’étonner dans ces conditions que Jacques de Sade se fît l’allié de la belle-mère de Donatien, la Présidente de Montreuil, dont le seul souci était de faire interner son gendre8 ? Aussi à l’annonce de l’arrestation de son neveu l’abbé regretta uniquement « d’avoir eu un excès de complaisance pour des gens [D.A.F. et Renée] qui n’en méritaient aucun de ma part et avec qui je ne veux avoir aucun commerce », et il put conclure : « Me voilà tranquille à présent et je crois que tout le monde sera content ». Quelques mois plus tard, content et tranquille, il rendait son dernier soupir dans les bras d’une dame espagnole et de sa fille.
1 Cette attitude fut une constante chez le Marquis puisque à la mort de son oncle l’abbé, bien que traqué par la police, il écrivit : « Les pieds me démangent d’aller faire acte de maître à Saumanes ». À Apt, il voulût recevoir les honneurs identiques à ceux d’un vice-légat, outrés les consuls annulèrent la réception officielle. 2 Mais le père, syndic de la noblesse du Comtat Venaissin et seigneur de Vacqueyras, s’opposa à ce mariage. Les deux familles se connaissaient portant bien, puisque dès 1701, un Joseph-Mathias de Lauris-Castellane avait déjà été syndic de la noblesse, suivi, en 1704, un Gaspard-François de Sade. Obligé de rompre Donatien, furieux, écrivit à Laure : « Il n’y aura pas d’horreurs où je me portasse ». Il tint parole… 3 Le château de Lacoste recevait ses rares convives à dîner de « bonne heure » …vers trois heures de l’après-midi. Après quoi « Madame avec ses femmes s’occupent dans une chambre voisine jusqu’à l’heure du coucher [et] à l’entrée de la nuit le château se trouve irrémédiablement fermé, feux éteints » avertissait Sade en concluant, par un argument pour lui décisif : « plus de cuisine et souvent plus de provisions ». 4 Henri Fauville : La Coste – Sade en Provence, Édisud 1984. 5 Son notaire et homme d’affaires Maître Gaufridy d’Apt devait faire parti de cette catégorie puisque Sade concluait les lettres qu’il lui adressait par cette formule : « Je vous embrasse, mon cher avocat, et prie Dieu qu’il vous ait (et moi aussi) en sa sainte et précieuse garde ». 6 Aphorisme de D.A.F. cité par Gilbert Lély (Œuvres complètes du Marquis de Sade, Gallimard 1973). 7 … puis les Sade font état d’un autre scandale, si grave pour l’abbé, que celui-ci a caviardé le paragraphe sur la lettre, nous apprend Henri Fauville. 8 Elle suborna aussi le notaire Gaspard Gaufridy et son fils Charles.
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