Saint Gens (1104-1127), un saint pas très catholique

"Saint-Gens et la Vierge", tableau de l'église Saint-Didier de Monteux.

« Saint-Gens et la Vierge », tableau de l’église Saint-Didier de Monteux.

Gens Bounareau est né à Monteux, près de Carpentras, au début du XIIe siècle, et très certainement en 1104. Il se fit remarquer tout jeune par la haine qu’il portait à saint Raphaël. Les populations lui vouaient alors un culte et l’imploraient pour faire venir la pluie. Gens se posa en concurrent efficace de l’archange et se mit à faire pleuvoir, à la demande, en plantant un bâton dans un champ souffrant de la sécheresse ou du manque d’eau. Il y gagna la considération de ses concitoyens qui s’est même transcrite dans la topographie puisque de nos jours, à Monteux, il est à signaler que le chemin de saint Raphaël s’arrête où commence celui de saint Gens.

À l’adolescence, terrifié par le mariage, il partit vivre en ermite dans un vallon aux environs du Beaucet. Sa mère ayant voulu le retenir, son membre lui resta entre les mains, mais il ne tarda pas à repousser. Gens s’installa dans les ruines d’un antique lieu de culte vaguement christianisé par la présence d’un oratoire. Ce lieu était encore approvisionné en eau par une fissure vaginée et moussue qui est depuis connue sous le nom de source de Saint-Gens. Ce filet d’eau, sur lequel avait sans doute régné une ancienne déesse-mère, parut très insuffisant au nouvel ermite qui planta ses deux doigts dans la paroi rocheuse faisant immédiatement jaillir deux sources, l’une d’eau, l’autre de vin. Malheureusement, de nos jours, l’une des deux est tarie.
Tryptique de saint Gens, par Paul Vayson (1841-1911), mairie de Murs.

Tryptique de saint Gens, par Paul Vayson (1841-1911), mairie de Murs.

Pour subsister, il entreprit de cultiver une parcelle de terre grâce aux deux vaches que son père lui avait données à son départ. Ses hagiographes le décrivent vivant dans le renoncement, travaillant et faisant pénitence, ils affirment qu’il s’abîmait sans cesse en prières pour obtenir le pardon de tous les pécheurs. Un jour, profondément absorbé par ses oraisons, il ne vit pas qu’un loup rôdait autour de ses vaches et se précipita pour égorger l’une d’elles. Gens appela le loup, le sermonna, puis l’apprivoisa. Il devint si docile qu’il le mit sous le joug et l’obligea à labourer ses terres avec sa dernière vache.
Quelques saints ont été qualifiés de « bergers des loups » : saint Pierre (Würtemberg), saint Georges (Russie), saint Nicolas (Pologne), les saints archanges Gabriel et Michel. Un peu à l’exemple de saint Gens, deux d’entre eux s’étaient fait dévorer leur animal de trait. Il s’agit de saint Remacle, dont l’âne fut tué par un loup lors d’un voyage à Stavelot, il le contraignit à lui servir de monture jusqu’à cette ville, et de sainte Austreberthe, abbesse de Savilly, près de Jumièges, dont l’âne qui transportait du linge fut étranglé par un loup. L’abbesse lui ordonna de se charger du fardeau, et le loup continua jusqu’à sa mort cette tâche.
Il ne faut pas oublier que les gens qui vivaient dans les bois étaient nombreux au Moyen Âge : sorciers, ermites, bergers, scieurs de long, charbonniers, moines défricheurs, etc. C’est parmi eux que se trouvaient ces meneurs de loup ou loutiers. Ils étaient censés avoir des pouvoirs magiques sur le loup et de le faire obéir soit en sifflant ou en jouant d’un instrument de musique d’une manière qui n’était pas « chrétienne ». Respectés et craints pour leurs pouvoirs mystérieux, ils passaient pour sorciers et étaient censés avoir passé un pacte avec le diable pour charmer les loups.
Statue de saint Gens à Monteux. © Marie-Laure Boestch.

Statue de saint Gens à Monteux. © Marie-Laure Boestch.

Imberte, la mère de Gens, pressée par les Montiliens, vint le chercher à la Valsainte du Beaucet pour le faire revenir dans son village natal où sévissait une grande sécheresse. Elle arriva assoiffée et implora un peu d’eau auprès de son fils. Aussitôt, celui-ci fit couler une source de sa main. Ayant écouté les arguments qui nécessitaient son retour, il se dirigea vers Monteux. Là, le jeune homme demanda au clergé d’organiser dans le village une procession en l’honneur de la Mère de Dieu afin d’obtenir que leur vœu soit exaucé. La procession s’organisa et elle n’avait pas encore parcouru la moitié des rues qu’une pluie drue se mit à tomber.
À sa mort, le 16 mai 1127, sa dépouille fut déposée près d’un rocher au cœur de la Valsainte. Ce fut là qu’une chapelle romane fut élevée vers le milieu du XIIe siècle. Il fut dès lors invoqué pour obtenir la pluie en toute période de sécheresse. Il fit de nombreux autres miracles, en particulier des guérisons, et son culte, sous la pression populaire, dut être approuvé par l’Église. Son catholicisme n’était pourtant pas clair. Il est montré statufié à Monteux en train de découvrir son genou.
Le genou découvert est le symbole de l’initiation. Assez présent dans l’ésotérisme, on le retrouve dans certains rites maçonniques, dans l’iconographie ou sur certaines statues chrétiennes dont celles de saint Roch, le saint antipesteux natif de Montpellier (1295-1327).
Orphée. Musée de Saint-Romain-en-Gal (Rhône).

Orphée. Musée de Saint-Romain-en-Gal (Rhône).

Les mythes antiques mettent en scène des héros et des dieux boiteux : Dionysos, Harpocrate ou Œdipe, dont le nom signifie « pied gonflé ». Il était le fils de Laïos « le gaucher » et le petit-fils de Labdacos le « boiteux ». Les maîtres du feu et de la forge étaient boiteux dans pratiquement toutes les mythologies. La perte de leur intégrité physique est le plus souvent considérée comme le prix à payer pour leur connaissance venue des dieux et le pouvoir qu’elle leur confère. Le claudiquant, le boiteux, est le symbole de l’initiable, du profane en marche vers l’initiation. Le genou découvert est une invitation à « se mettre en marche ». Il est bien le symbole de l’initié à un culte antique, le signe visible de celui qui montre le chemin.
Au XVIIe siècle, ses reliques furent transportées dans l’église paroissiale du Beaucet, et ce n’est que depuis 1972 qu’elles ont rejoint l’église de son ermitage. Il est à noter aussi, qu’en 1780, un violent orage déclencha une crue de la Nesque, à Monteux. Elle ravagea sa chapelle et qui fit disparaître dans les flots la statue du « grand saint Gens ». Elle a depuis été refaite à l’identique.
Pèlerinage de Saint-Gens. Les porteurs montiliens à leur départ du sanctuaire.

Pèlerinage de Saint-Gens. Les porteurs montiliens à leur départ du sanctuaire.

Chaque année, depuis 1671, le samedi et le dimanche suivant le 16 mai, la Confrérie de Saint-Gens organise un pèlerinage au Beaucet. De nos jours, il reste l’un des plus fréquentés de toute la région, même si la cérémonie a perdu son faste religieux pour ne conserver que son caractère traditionnel et folklorique. Le samedi, les jeunes de Monteux, en costumes d’époque, portent la statue du saint et sa bannière jusqu’à l’ermitage de Valsainte par le chemin de saint Gens où sont érigés, de place en place, des oratoires en son honneur. Une halte au pied de ceux-ci permet aux porteurs de reprendre souffle. Dans la soirée du samedi et la matinée du dimanche, se déroulent des cérémonies religieuses. Quand elles sont terminées, les pèlerins repartent vers Monteux avec la statue. À l’arrivée du saint, des bombes éclatent et les cloches sonnent. Après une bénédiction dans la chapelle où est entreposée la statue du saint, le pèlerinage se termine à Notre-Dame de Nazareth, l’église paroissiale de Monteux, par une allocution en provençal.
Ex-voto de Saint-Gens au Beaucet (Vaucluse).

Ex-voto de Saint-Gens au Beaucet (Vaucluse).

Le culte de saint Gens reste assez vivace et il a l’avantage de ne pas imposer d’être chrétien pour le célébrer. Même s’ils ne mettaient jamais les pieds à l’église et traitaient leur curé de radis noir, les plus fervents républicains du Comtat Venaissin et de Provence jusqu’à la fin de la IIIe République invoquaient sans vergogne le grand saint Gens pour faire pleuvoir sur leurs récoltes. Les anciens, comprenez ceux qui sont nés avant les années 1950, ne disent pas qu’ils habitent au Beaucet mais à Saint-Gens. Jusqu’à une date récente, des garçons portaient le prénom de Gens. De même, de nombreuses familles comtadines affirment descendre des Bournareau.
Il n’est pas jusqu’à un savant érudit, auteur de romans érotiques aussi sulfureux que ceux du marquis de Sade, Georges Bataille qui s’intéressa à lui. Lors de ses fonctions de conservateur de l’Inguimbertine à Carpentas, il réunit une importante collection d’ex-votos, et principalement ceux consacrés au grand saint Gens. Son fonds a servi de support à un court-métrage du CNRS intitulé : Saint Gens, patron des fiévreux et fidèle intercesseur de la pluie et du beau temps, réalisé et tourné par le Vauclusien Jean Arlaud, à Monteux et au Beaucet.
Michel Reyne