Au cœur de la Provence du XVIe siècle, où les vallées vaudoises résonnaient des échos d’une foi divergente, se déroula un drame singulier. Voici l’histoire de Romeyer, un humble corailleur, qui, par un concours de circonstances funestes, devint le jouet d’une justice implacable et le symbole du martyre protestant. Son arrestation à Draguignan, en avril 1558, marqua le début d’une tragédie personnelle qui révéla les tensions religieuses et l’intolérance d’une époque.
Des Vaudois, la foi et la liberté
Il faut d’abord se souvenir du contexte. Les Vaudois du Dauphiné et de la Provence, depuis longtemps, payaient le prix fort pour leur foi. Ils demeuraient fidèles à leur Église, un bastion de l’Évangile et de la liberté. La vallée de La Grave, par exemple, avait jadis abrité une importante population de Vaudois, à tel point que l’on en venait parfois à appeler cette région les vallées vaudoises.
Romeyer, lui, était originaire de Villar-d’Arêne, un village isolé de cette vallée. Il avait pris soin d’emmener sa famille à Genève, un lieu sûr pour leur instruction religieuse. Mais les affaires le rappelaient en France. Habile artisan, il travaillait le corail. Il se rendit alors à Marseille pour acheter des marchandises. Sur le chemin, il cherchait à vendre celles qu’il transportait avec lui.
L’engrenage fatal d’une rencontre
En passant par Draguignan, Romeyer fit la rencontre qui scella son destin. Il présenta ses coraux à Lanteaume, un orfèvre local. Lanteaume trouva les pièces magnifiques et voulut les acquérir. Mais les deux hommes ne parvinrent pas à s’entendre sur le prix. Ils se séparèrent donc sans conclure de marché.
Cependant, Lanteaume, animé par une jalousie certaine, ne voulut pas laisser filer cette opportunité. Il eut une idée funeste. Il conseilla à Romeyer de montrer ses richesses à un seigneur de la ville, un homme réputé opulent. Cet homme n’était autre que le baron de Lauris, gendre de Maynier d’Oppède (1495-1558). Le nom de Lauris, il faut le préciser, est resté gravé en lettres de sang dans l’histoire des Vaudois.
La convoitise de Lauris s’éveilla à la vue de ces belles pièces. Lanteaume, alors, alla l’avertir : Romeyer était luthérien. Cette accusation suffit. La confiscation des biens suivait inévitablement une sentence de mort. Les deux complices, Lanteaume et Lauris, s’entendirent à demi-mot. Ils anticipaient déjà leur part de cette spoliation.
Un procès inique et la résistance d’un avocat
Romeyer fut donc arrêté. L’ordre venait de Lauris lui-même. Le viguier de Draguignan procéda à l’arrestation en avril 1558. Plusieurs interrogatoires suivirent. Romeyer, avec une simplicité déconcertante, confessa sa foi. Le tribunal de Draguignan se réunit ensuite pour le juger.
Un moine observantin, qui avait prêché le carême dans la ville, se montra particulièrement virulent. Il s’écria : « Je vous chanter une messe au Saint-Esprit, pour qu’il suggérât aux juges de condamner au feu ce maudit luthérien. » Mais sa messe n’eut pas l’effet escompté. Un jeune avocat, courageusement, se leva à la barre du tribunal. Il fit remarquer que Romeyer n’avait commis aucun délit. Il n’avait ni prêché ni dogmatisé en France. Il était étranger. Il voyageait en Provence uniquement pour son commerce. Par conséquent, la juridiction du tribunal ne pouvait ni le juger ni le condamner.
Tout le barreau approuva cette argumentation. Les voix des juges furent partagées. La moitié vota pour l’acquittement, l’autre moitié pour la condamnation. Ce fut une impasse. Les méthodes employées pour briser cette égalité des votes furent singulières. L’un des juges, Barbesi, se retira dans la prison de Romeyer. Il prétexta de la fermeté dont le prisonnier avait fait preuve lors de ses interrogatoires. Il voulait le voir, disait-il.
Un interrogatoire cruel
Ce Barbesi, selon un chroniqueur contemporain du nom de Crespin, était un homme étrange. Il était ignare, obèse, difforme, nez plat et large, regard hideux. Il jurait souvent. Il était lourd, naturellement gourmand et paillard. Dès son arrivée, il interpella l’infortuné prisonnier : « D’où es-tu ? Qui es-tu ? ! En qui crois-tu ? »
Romeyer, avec calme, répondit : « Je suis Dauphinois, j’habite Genève. Je fais le commerce du corail. Je crois en Dieu et en Christ mon Sauveur. »
Barbesi continua, sarcastique : « Croient-ils en Dieu, ceux de Genève ? Le prient-ils ? Le servent-ils ? »
« Mieux que vous ! » répondit vivement Romeyer.
Cette réponse, semble-t-il poussa Barbesi à voter en faveur de la condamnation. Mais l’égale répartition des voix empêcha le prononcé du jugement.
La fureur de la foule et la pression cléricale
Le moine observantin, qui avait fait de cette affaire une croisade personnelle, ne supportait pas cette incertitude. Il voyait déjà le crédit de ses prières et l’efficacité de ses messes compromises. Il fit alors sonner les cloches à toute volée. Il ameuta la populace. Il cria que les bons catholiques ne pouvaient tolérer qu’un luthérien infâme échappe à la justice. Il porta son armée de moines devant l’official et les consuls de la ville. Il leur rappela leur devoir de protecteurs de la foi.
Ensemble, soutenus par une populace en colère, ils se ruèrent aux portes des magistrats. Ils hurlaient qu’ils ne voulaient pas que l’hérétique soit libéré. Ils se plaindraient au Parlement, au roi, au pape, à toutes les puissances du monde et des enfers. Ils exigeaient qu’il fût puni. Ce moine, insidieusement, semait les graines d’événements tragiques.
Un aller-retour à Aix
Le représentant du roi, soucieux de respecter les formes judiciaires, s’opposa à cette violence. Mais la foule répondait en chœur : « Qu’on le tue ! qu’on le tue ! Au feu ! au feu ! Qu’il soit brûlé ! » Le clergé s’unissait à ces cris. Le magistrat, impuissant face au tumulte, décida de se rendre à Aix pour en référer au parlement, qui jouait alors le rôle équivalent d’une cour d’appel. La population se dispersa, mais le moine veilla à ce que les conseils de la ville sanctionnent cette décision.
Quatre personnes furent désignées pour accompagner le procureur du roi et présenter la condamnation de Romeyer. Le premier consul, Cavalier, le juge Barbesi, l’avocat-général et un greffier firent partie de la délégation. Mais un des présidents de la Cour d’Aix, nommé Ambrois, les réprimanda. Il leur dit : « Vous n’avez certes pas besoin de tant de cérémonies pour faire brûler un hérétique. »
La députation visait à activer le jugement de mort. Arrivée à Aix, elle exposa l’affaire à la Cour, qui n’avait pas l’instruction complète mais qui interdit au tribunal de Draguignan de juger.
La sentence tomba finalement. Romeyer fut condamné à subir la question, puis la roue, et enfin à être brûlé vif. Son martyr devait être perpétuel. Le moine envoyé pour lui offrir une abjuration revint de sa prison en déclarant qu’il l’avait trouvé pertinax, c’est-à-dire persévérant et qu’il était donc damné.
Aussitôt, les curés firent annoncer dans toutes les paroisses environnantes que le 16 du mois de mai aurait lieu le supplice. À Draguignan, on fit publier à son de trompe que tout catholique devait apporter du bois pour le bûcher. Le lieutenant du roi, qui avait tenté de le sauver, quitta la ville pour ne pas être témoin de cette exécution inique. Mais son substitut, accompagné de juges et de consuls, se rendit à la prison du condamné où il appliqua la question.
Le supplice de Romeyer
Devant lui, on étala les instruments de torture : tenailles, cordes, coins, barreaux de fer. « Dénonce tes complices et abjure tes erreurs, sans t’exposer à ces tourments », lui dit-on. Romeyer répondit avec force : « Je n’ai point de complices. Je n’ai rien à abjurer, car je ne professe que la loi du Christ. » Il ajouta : « Vous l’appellerez maintenant perverse et erronnée, mais au jour du jugement, Dieu le proclamera juste et sainte contre ses transgresseurs. »
Ses bourreaux lui dirent alors : « Implore donc la Vierge. »
Romeyer, épuisé, s’écria : « Nous n’avons qu’un seul médiateur… Ô Jésus ! ô mon Dieu !… grâce !… » Puis, il s’évanouit. La torture recommença, plus atroce, au point qu’on le laissa pour mort. De crainte qu’il n’expirât avant d’être brûlé, les moines et les prêtres le détachèrent de la roue. Ses os des bras et des jambes étaient brisés. La pointe de ses os sortaient de ses chairs. On lui laissa une collation pour le ramener à la vie.
Il fut ensuite transporté sur le lieu du supplice. On l’attacha avec une chaîne de fer au poteau du bûcher. Un moine lui dit encore : « Invoque la Vierge et les saints ! » Le martyr de Villar-d’Arêne fit un signe négatif de la tête. Alors, les bourreaux mirent le feu au bûcher. La flamme s’éleva rapidement, le brasier s’éteignit soudainement. Romeyer demeura suspendu au poteau, au-dessus du foyer dévorant. Ses membres inférieurs rôtissaient. Ses entrailles exhalaient des odeurs de mort. Son corps était déjà à moitié brûlé. On voyait ses lèvres s’agiter sans qu’il en sortît aucun son.
Romeyer mort, Lauris et Lanteaume purent se partager ses biens.
- D’après Alexis Muston, « Martyre d’un Vaudois à Draguignan (1558) » in La Liberté de penser, revue philosophique et littéraire, tome VII, no 38, janvier 1851, Paris, pp. 199-203.