Il y a quatre ans, les journaux racontèrent qu’une charrette qui contenait des fonds appartenant à l’État avait été attaquée à Rocbaron (arrondissement de Brignoles), qu’un des gendarmes qui l’escortait avait été assassiné, et qu’une caisse renfermant une somme de 18,000 F avait été enlevée.
Cette affaire, qui avait alors vivement préoccupé l’opinion publique, était restée depuis dans la plus complète obscurité, lorsqu’il y a quelques mois les révélations faites par un forçat firent connaître à la justice les circonstances particulières du crime, en même temps que les noms des individus qui y avaient pris part.
À la suite d’une longue et minutieuse information, Peyrier (Ferdinand-Louis), âgé de 23 ans, né au Luc, forçat inscrit au bagne sous le n° 4646 ; 2. Tavan (Jean-Baptiste-André), âgé de 60 ans, cordonnier, né à Marseille, demeurant à Garéoult ; 3° Riquier (Jean-Louis), dit le Neuf, âgé de 27 ans, cultivateur. né à Rocbaron, domicilié au Puget-près-Cuers; 4° Blanc (Marc-Antoine), dit Marquet, âgé de 29 ans, cultivateur, né à Comps, domicilié à Garéoult ; 5° Bœuf (Joseph-Ferdinand), âgé de 21 ans, cultivateur, domicilié à Hyères; 6° Baptiste, âgé de 32 ans environ, cultivateur, né en Piémont (ce dernier contumax), ont été traduits devant la cour d’assises du Var.
À dix heures et quart l’audience est ouverte.
M. le président est assisté de MM. Coulomb, président du tribunal civil, et Pascal, vice-président, juges assesseurs, ainsi si que de M. Gariel, juge assesseur suppléant.
Monsieur du Brux, procureur général impérial près la cour impériale d’Aix, occupe le siège du ministère public.
MM. Verrion, Jourdan, Muraire et Duval sont assis au banc de la défense.
Après les formalités d’usage, M. Portal, greffier en chef du tribunal, fait la lecture de l’arrêt de renvoi et ensuite de l’acte d’accusation qui est ainsi conçu :
Les 8, 18 et 28 de chaque mois, les fonds de l’État sont transportés de la recette particulière de Brignoles à la recette générale du département, à Toulon, sur une petite charrette conduite par un convoyeur et escortée de deux gendarmes.
Le 27 décembre 1849, M. le sous-préfet de Brignoles constatait par un procès-verbal l’envoi d’une somme de 18 000 F, fait par le receveur particulier au receveur général, et le lendemain 28, la caisse renfermant ces fonds était remise au voiturier Bertrand, chargé du transport. À huit heures du matin, Bertrand partait de Brignoles, conduisant sa charrette attelée d’une mule et accompagnée des gendarmes Sénès et Hournesser.
Le convoi cheminait péniblement sur la route départementale de Brignoles à Cuers1 ; le temps était froid, la neige tombait en abondance. Vers midi ou une heure, la charrette avait dépassé la montée dite du Collet-Long et était arrivée sur un plateau incliné placé entre le 8e et le 9e kilomètre.
Bertrand marchait à côté de la charrette ; Sénès était auprès de lui et à quelque distance le gendarme Houmesser. Tout à coup Bertrand entend pousser un cri et retentir le bruit d’un coup de feu, suivi bientôt de cinq autres détonations. Il se retourne et aperçoit six ou sept individus armés de fusils, sans chapeau, ayant la tête couverte soit de bonnets, soit de linges qui ne laissaient voir que leurs yeux, sortant de derrière une touffe d’arbres et couchant en joue les gendarmes. Sénès tombe en s’écriant :
« Nous sommes perdus ! »
Saisi d’épouvante, Bertrand s’enfuit à travers champs et peut encore entendre les assassins se dire entre eux en langue provençale :
« Arrête la charrette, je ne puis pas porter la caisse, elle pèse trop2. »
Après avoir couru pendant cinq ou six minutes, Bertrand se retourne vers l’endroit où le crime vient d’être commis, mais tout avait disparu ; le gendarme Hournesser voyant tomber son camarade et comprenant que toute résistance était impossible, avait pris également la fuite, après avoir essuyé plusieurs coups de feu qui n’avaient pu l’atteindre. Informés de l’évènement, les villages voisins dirigèrent des secours sur le lieu qui en avait été le théâtre ; Sénés gisait couché sur le dos et la figure ensanglantée, à deux mètres du bord du chemin à droite. Transporté à Rocbaron, il y expira au bout de deux heures sans avoir pu prononcer une seule parole. La caisse avait disparu ; après quelques recherches, on la découvrit à 40 ou 50 mètres de la route sur le côté gauche, défoncée et vide ; près de cette caisse fut trouvé un mouchoir en indienne quadrillé et marqué de l’initiale A, plus loin un pantalon en velours usé, dans les poches duquel se trouvaient quelques olives fraîches, puis une chemise en lambeaux.
Des empreintes de pas se dirigeant du côté du village de Garéoult, à travers les collines de Pegomas et de Pegomallon aboutissaient à un endroit près de la route, où les voleurs paraissaient avoir fait halte ; on distinguait quatre empreintes différentes, toutes du côté droit de la route, en allant de Brignoles à Cuers, et elles indiquaient par la position des pieds que quatre des malfaiteurs étaient arrivés sur le lieu du crime par cette direction ; leur fuite s’était opérée à travers un vallon étroit qui serpente sur les flancs d’une montagne dite de Sainte-Philomène. De larges gouttes de sang se faisaient remarquer de distance en distance, à la droite des traces, jusqu’au sommet de la montagne ; là, les voleurs semblaient s’être arrêtés un moment, et à partir de ce point les gouttes de sang disparaissaient. Les voleurs avaient alors traversé un bois appartenant à M. d’Albertas ; la nuit, qui était venue, avait empêché de suivre plus loin leurs traces, et le lendemain il fut impossible de les reprendre, car une neige épaisse avait effacé toutes les empreintes de leur passage.
La justice se livra immédiatement aux investigations les plus minutieuses, mais sans succès ; et plus de trois années s’étaient écoulées, lorsqu’il y a peu de temps des révélations importantes sont venues lui faire connaître, non seulement les noms des coupables, mais encore toutes les circonstances qui ont précédé, accompagné ou suivi le crime audacieux du 28 décembre 1849.
Le 26 février 1853, le nommé Ferdinand Peyrier, forçat au bagne de Toulon, né aux Mayons-du-Luc, à peine âgé de vingt-trois ans, et déjà condamné aux travaux forcés à perpétuité pour une longue série de vols à main armée commis dans l’arrondissement de Brignoles, était sur ses demandes réitérées conduit devant M. le procureur impérial de Toulon, et faisait à ce magistrat, sur le crime du 28 décembre, les révélations les plus précises et les plus détaillées.
Dans les derniers mois de 1849, plusieurs individus résidant au village de Garéoult, la plupart cultivateurs et sans fortune avaient la fatale habitude de se réunir dans les cabarets des nommés Blanc et Charles Gassier, surtout chez ce dernier, d’y passer au jeu une partie des nuits. De ce nombre étaient les nommés Peyrier Ferdinand, Requier Louis, dit le Neuf, Tavan Jean-Baptiste-André, Blanc Antoine dit Marquet, Bœuf Ferdinand, et le Piémontais Baptiste, tous joueurs de profession et d’une détestable moralité. Tavan, homme de 59 ans, sans ressources, obligé de recourir à l’assistance des autres et gagnant au jeu des sommes énormes ; le Neuf, coureur de fêtes et de cabarets, plusieurs fois soupçonné de vol.
Une des nuits du mois de décembre 1849, quinze ou vingt individus avaient joué à la vendôme, au premier étage du cabaret Gassier. Ceux qui avaient gagné s’étaient retirés ; Ferdinand Peyrier, qui avait perdu tout son argent, était resté avec Requier le Neuf, Marquet, Tavan et Baptiste, ainsi que le cabaretier Gassier et sa femme, qui avaient eux-mêmes pris part au jeu ; à la fin de la soirée, tous avaient été malheureux, à l’exception de ces deux derniers. On sort du cabaret ; deux des joueurs désappointés, Tavan et Requier le Neuf, disent à leurs compagnons qu’il y a un bon coup à faire, que les fonds appartenant à l’État passaient bientôt sur la grande route. Tavan, ajoute :
« Tenez-vous prêts, je saurai le moment et je vous le ferai connaître. »
Cette proposition, qui semblait avoir été déjà concertée entre Tavan, Riquier le Neuf et Marquet, fut acceptée par Peyrier et Baptiste ; puis, Riquier quitta ses compagnons, emmenant avec lui Tavan et Peyrier, qu’il fit coucher dans le grenier à foin du sieur Adolphe Rimbaud, boucher, au service duquel Riquier se trouvait en ce moment ; quelques jours après, sous l’empire de la proposition qui lui avait été faite, et pour se disposer à prendre part à son exécution, Peyrier alla prendre à la campagne du Pegnier un fusil de chasse à deux coups, qu’il déposa au domaine du Pellegrin, commune de Bormes, et se rendit aux salins d’Hyères.
Le 26 décembre, deux ou trois jours après son arrivée dans ce lieu, Peyrier y reçut la visite de Riquier le Neuf, qui venait lui donner le mot d’ordre :
« Trouve-toi après-demain, dit-il, vers dix heures, plus tôt avant qu’après, à la montagne du château Prigagon. »
Le Neuf ajouta que chacun devait s’y rendre de son côté ; il était accompagné de Bœuf Ferdinand, qu’il présenta à Peyrier comme devant prendre part à l’exécution de leurs projets. Le lendemain 27 décembre, celui-ci se rendit au domaine du Pellegrin pour y prendre le fusil qu’il y avait déposé. Il en partit le même jour, traversant la plaine de Pierrefeu, se dirigeant vers la montagne entre Cuers et Sainte-Philomène, comme pour aller directement à Garéoult. Arrivé au pied de la montagne, dans une partie cultivée, il se blottit dans une cabane en pierres sèches, où il passa la nuit. Il n’était éloigné que de deux heures environ du lieu du rendez-vous donné pour le lendemain à dix heures ; le 28, à la pointe du jour, Peyrier se mit en marche et arriva le premier au lieu convenu ; il aperçut au bout de quelques instants, venant du côté de Garéoult, mais disséminés comme des chasseurs, Riquier le Neuf, Marquet, Tavan et Baptiste ; Bœuf arriva le dernier, dans une direction qui était à peu près celle qu’avait suivie Peyrier. Tous six, armés d’un fusil double, à l’exception de Bœuf, qui n’avait qu’un fusil à un coup, se dirigèrent vers le point culminant de la montagne, qui formait une espèce de plateau, d’où ils pouvaient, sans être aperçus, voir arriver du bas de la montée la charrette portant les fonds de l’État.
Après avoir quitté une première position que le passage du courrier les avait forcés d’abandonner, ils se postèrent dans une touffe de chênes kermès, en se plaçant en face de la route, et dans l’ordre suivant : Peyrier, le premier du côté de Brignoles, puis Bœuf, Riquier le Neuf, Marquet, Baptiste et Tavan.
« C’est l’heure à laquelle le courrier passait d’habitude », dirent Tavan et Riquier.
Ce dernier assurait avoir travaillé non loin du lieu où ils se trouvaient et avoir vu plus d’une fois passer les convois d’argent.
Après une heure et demie d’attente, la charrette parut au loin. Le conducteur marchait à gauche, les deux gendarmes suivaient, l’un de plus près, l’autre à quelques pas en arrière. Après avoir franchi la côte, ils vont arriver sur le plateau ; ils parlent de se rafraîchir.
« Nous allons tirer tous ensemble, dit Tavan, trois sur celui qui est en avant et les trois autres sur celui qui est en arrière. »
En ce moment le gendarme le plus rapproché aperçoit les six malfaiteurs, saisit sa carabine déposée sur la charrette et fait feu. Baptiste est blessé au bras. Tavan, Baptiste et Marquet ripostent par une décharge et le gendarme tombe dans la neige. Au même instant, Peyrier, Bœuf et Riquier le Neuf tirent, sans pouvoir l’atteindre, sur l’autre gendarme, qui avait pris la fuite, ainsi que le charretier. Aussitôt la caisse est enlevée par Tavel, Riquier, Bœuf et Marquet, qui la portent tour à tour sur leurs épaules.Peyrier accompagne Baptiste, dont il panse la blessure.
Arrivés à une certaine distance dans la montagne de Sainte-Philomène, on brise la caisse, on en retire les sacs d’argent, puis on se sépare, après avoir décidé que le partage aura lieu le dimanche suivant, 30 décembre, aux salins d’Hyères, chez la mère de Bœuf.
« Soyez tranquilles, dit le Neuf, je sais où demeure la mère de Bœuf, et vous pouvez compter sur moi. Il ne vous sera pas fait tort. »
Le dimanche suivant, en effet, chacun de ceux qui avaient pris part à la scène du 28 décembre recevait chez la mère de Bœuf une somme de 3000 francs.
Tels sont les faits révélés par Ferdinand Peyrier, et ils ne permettent pas de jeter le moindre doute sur l’exactitude et la sincérité de ces révélations. Avant de commettre le crime, chacun des complices avait juré de venir en aide à celui d’entre eux qui tomberait dans le malheur. Pendant plus de deux ans, Peyrier a attendu dans les prisons ou au bagne la réalisation de cette promesse, et au risque de se compromettre lui-même, il a voulu, en disant la vérité, donner une certaine satisfaction à des sentiments de vengeance que l’on comprend. Le doute sur la sincérité de Peyrier serait-il permis, quand les déclarations sur les circonstances qui touchent plus ou moins directement au fait lui-même, se trouvent exactement constatées par les autres éléments de l’information : Peyrier désigne, en donnant sur leur compte les indications les plus détaillées, ceux qui ont pris part avec lui au fait du 28 décembre, et toutes les indications sont reconnues vraies ; il parle de ces soirées passées au jeu à Garéoult, chez Gassier Charles, et ce fait a été établi ; il indique surtout cette soirée qui fut comme le point de départ du sinistre projet qui a été réalisé, et à la suite de laquelle Régnier le Neuf l’emmena coucher avec lui au grenier à foin de Roubaud ; et le Neuf a été obligé de convenir de cette circonstance.
Peyrier décrit minutieusement les lieux où le crime a été accompli, et tous ces détails sont de la plus parfaite exactitude. Il énumère les divers incidents qui se sont produits dans la marche de la charrette, gravissant la montée du Collet-Long ; il peint cette marche lente et difficile ; il mentionne le mouvement de traction que le convoyeur et le gendarme imprimaient à la voiture pour aider le mulet qui la traînait ; il raconte qu’au bout de la montée, l’un des gendarmes s’est arrêté pour satisfaire un besoin, que l’autre a demandé à se rafraîchir et tout cela est exact. Peyrier révèle la blessure de Baptiste, et cette blessure est la seule explication possible des gouttes de sang constatées sur le chemin parcouru dans leur fuite par les voleurs ; il indique la direction qu’a dû prendre chacun de ses complices pour arriver au lieu du rendez-vous, et cette direction concorde avec les traces de pas remarquées sur la neige ; il donne enfin la raison des nombreuses empreintes de pas constatées près d’une touffe de chênes kermès, sur le côté droit de la route. Conduit sur les lieux par ordre de l’autorité judiciaire, il donne sans hésitation à chaque individu et à chaque fait sa place exacte.
Comment douter de la sincérité de Peyrier quand, confronté avec ses co-accusés, il déclare énergiquement les reconnaître, leur donne des détails accablants sur ce qui s’est passé dans la journée du 28, et quand ceux-ci n’opposent à cette reconnaissance et à ces détails, que des dénégations, évidemment mensongères ; comment enfin douter de la sincérité de Peyrier et de la culpabilité de ceux qu’il accuse en s’accusant lui-même, quand ces derniers essaient de repousser cette accusation par des alibi qui tombent non seulement devant des déclarations de Peyrier, mais devant des témoignages nombreux et dignes de foi, recueillis dans l’information et devant les variations sans nombre de leurs propres déclarations.
Après cette lecture, M. le président fait à MM. les jurés un exposé sommaire de l’affaire. Il procède ensuite à l’interrogatoire des accusés.
La séance continue.
La suite dans l’article Le procès des assassins de Rocbaron (Rocbaron, 2-4 août 1853)…
Notes
1 Le trajet que suivait alors la route de Brignoles à Cuers est approximativement celui que l’on emprunte aujourd’hui en suivant la D43. Notons toutefois quelques différentes notables entre les deux trajets. Si aujourd’hui, cette route contourne Camps-la-Source par le sud-ouest, elle traversait alors la ville de l’ouest vers l’est, puis bifurquait plein sud pour rejoindre le tracé de l’actuelle voie, juste au sud du lieu-dit Pétouide. De même l’ancienne route traversait Forcalqueiret quand elle ne fait aujourd’hui que la contourner. Enfin, avant d’arriver à Cuers, la D43 emprunte le vallon de la Rouvereide, alors qu’il faut imaginer l’ancienne route suivant un tracé parallèle, mais plus en altitude, dans les collines à l’est.
2 Aplanto la carreto, pode pas pourta la caisso, es lourdasso. (Trad. Martine Bautista.)
- Source : Le Var, 2 août 1853.