Bagarre au bal de Luynes (Aix-en-Provence, 9 avril 1899)

  • Sources : Archives municipales d’Aix-en-Provence, I1/21 n° 184
L’an 1899 et le 9 avril, devant nous Comte Auguste, commissaire central de police, etc.
Se présente le sieur André, garde-champêtre à Luynes, commune d’Aix, lequel fait le rapport suivant :
« Ce soir, vers 5h30, j’ai entendu du lieu où je me trouvais des appels «au secours» venant du côté du bal de l’établissement Grangier. Je me suis immédiatement dirigé vers ce lieu et ai vu des individus qui se battaient et d’autres, montés dans une voiture, qui prenaient la fuite. Des personnes de la localité m’ont déclaré qu’un certain nombre d’individus étrangers venaient d’arriver dans le bal où ils avaient cherché querelle aux danseurs. Ayant voulu les faire sortir du bal, ils s’étaient armés de pioches, pelles et bâtons et avaient frappé et avaient blessé plusieurs individus, savoir 1° Féraud, 2° Aillaud, 3° Féraud Hippolyte et 4° Pignolet demeurant à Gardanne; Féraud Hippolyte a été blessé au poignet avec un couteau. J’ai arrêté deux des étrangers dans le bal et neuf autres individus qui faisaient partie de leur groupe au quartier de Rampelin à un kilomètre du hameau et, alors qu’ils s’enfuyaient, je les ai déposés à la chambre de sûreté à votre disposition, etc. »
Dans les poches des inculpés, nous n’avons trouvé aucun objet suspect mais, dans la paille du lit de camp de la chambre de sûreté de Luynes, nous avons trouvé un revolver dit Bulldog à percussion centrale d’un calibre de 9 mm, chargé de six cartouches. Ayant demandé aux inculpés à qui appartenait cette arme, aucun d’eux n’a répondu. Dans l’une des voitures appartenant aux inculpés et déposées dans la remise de l’auberge Grangier, nous avons trouvé un gros bâton, une mauvaise pelle démanchée et trois gros cailloux que nous avons saisis comme pièces à conviction.
Le tramway à Luynes. DR.
Le tramway à Luynes. DR.

Témoignages

Ce jourd’hui, 10 avril, continuant l’enquête, faisons comparaître devant nous les témoins ci-après nommés, savoir André, garde-champêtre à Luynes, lequel déclare :
« J’ai cherché à nouveau dans la geôle de Luynes où j’avais hier enfermé les individus arrêtés, mais je n’y ai découvert aucune autre arme que le revolver trouvé hier. Pourtant, l’un ou plusieurs de ces individus devaient avoir des couteaux puisque le nommé Féraud Hippolyte a été blessé au poignet avec un couteau.
« Mme Grangier, débitante, m’a remis deux cuillers et deux fourchettes en ruolz1 qu’une fillette d’environ huit ans lui a remis en lui disant que, pendant qu’on se battait, l’un des étrangers les avaient jetées. Je vous remets ces couverts, etc. »

M. Féraud Jules, dix-neuf ans, cultivateur demeurant à Luynes, lequel déclare :
« Hier, entre 5 heures et 5 heures et demie du soir, j’étais au bal que, chaque dimanche, la jeunesse de Luynes fait dans une salle de l’établissement Grangier lorsque y entrent deux individus étrangers qui se mirent à danser ensemble et à chahuter. Au bout d’un instant, voyant que ces individus ne cessaient pas leurs troubles, je m’approchai d’eux et leur dis poliment qu’il ne fallait pas danser entre hommes, que s’ils voulaient danser ils choisissent des dames sans causer du scandale. Ces deux individus ne me répondaient pas mais ils sortirent de la salle.
« Environ cinq minutes après, l’un de ces individus entra avec un autre. Ils se mirent à faire comme la première fois. Avec d’autres jeunes gens, je m’approchai d’eux et leur dis, comme la première fois, de ne pas venir causer du trouble. Nous leur avions à peine fait cette observation que ces deux individus nous tombèrent dessus en même temps qu’une dizaine d’autres firent irruption dans la salle, armés de pioches, de pelles et de pierres et de bâtons qu’ils étaient allés prendre au fond de la cour de l’établissement. Après avoir frappé à tort et à travers dans la foule, ces individus sortirent en courant, montèrent dans deux voitures qu’ils avaient attelées à la porte et partirent à fond de train, sauf deux des individus que des personnes arrêtèrent avant qu’ils n’aient pu monter en voiture.
« Des personnes se mirent à la poursuite des autres qui furent arrêtés à environ un kilomètre. L’un des individus, le grand, me porta un coup de pioche qui m’atteignit à la main droite. Je resterai probablement quelques jours sans pouvoir me servir de ma main. »
Et, après lecture, etc.2
Nous constatons que le témoin Féraud Jules a une ecchymose sur le dos de la main droite qui est fortement enflée, surtout le pouce et la moitié de la main du même côté.

M. Aillaud Marcellin, vingt-six ans, cultivateur demeurant à l’école d’Agriculture de Valabre, commune de Gardanne, lequel déclare :
« Je confirme en tous points la déclaration qui précède », etc. « J’ai reçu un coup de bêche sur l’épaule gauche… »
Et, après lecture, etc.
Nous constatons que le témoin Aillaud a l’épaule gauche enflée et qu’il y a une ecchymose de la dimension d’une pièce de un franc, un peu en arrière du sommet de l’épaule.

M. Valérian Fabre, dix-neuf ans, cultivateur demeurant à Luynes, lequel fait une déclaration identique aux précédentes, etc.

M. Fouques Baptistin, vingt ans, cultivateur demeurant à Aix-Milles, campagne Guérin, lequel fait la même une déclaration identique aux précédentes, etc.

M. Boutière Marius, vingt-et-un ans, cultivateur demeurant à Luynes, lequel fait une déclaration identique aux précédentes, etc.

M. Féraud Joseph, vingt-et-un ans, jardinier demeurant à Luynes, lequel déclare :
« Je n’ai pas vu bien commencer la rixe du bal de Luynes mais, à un moment donné, j’ai vu, dans la cour où j’arrivai, une bande d’individus étrangers armés de pioches, de bêches, de bâtons et de pierres qu’ils faisaient tournoyer et, de temps en temps, en portaient un coup aux uns ou aux autres.
« J’ai paré un coup de pioche que l’un de ces individus portait à la tête de Boutière. Je n’ai reçu aucun coup, mais l’un de ces individus, un grand, petites moustaches blondes, qui avait un couteau dans les mains, m’en a porté un coup à la hauteur du ventre. Je me suis reculé vivement et je n’ai pas été atteint. J’ai crié: «En voilà un qui a un couteau!». Mon beau-frère, qui arrivait à ce moment, a voulu saisir cet individu mais il n’a pu y parvenir car cet individu lui a porté un coup de son arme, qui l’a atteint au poignet droit sur la main, et s’est ensuite enfui. Mon beau-frère se nomme Féraud Hippolyte. »

Féraud Hippolyte, vingt-cinq ans, cultivateur demeurant à Luynes, lequel déclare :
« Hier, vers 5 heures et demie du soir, j’étais au Cercle lorsque j’entendis du bruit dans l’établissement en face. Je regardai et vis sur la route un grand nombre de personnes. Je m’approchai et vis un individu s’enfuyant, tenant un couteau à la main. Je voulus m’emparer de cet individu mais je ne pus le retenir et il s’enfuit. En voulant le maintenir, je reçus de lui une légère blessure sur le poignet de la main droite en arrière du petit doigt. Je ne puis dire si cette blessure m’a été faite avec un couteau ou avec ses ongles.
« Le couteau de cet individu était un mauvais couteau de poche ordinaire », etc.
Nous constatons que le témoin Féraud Hippolyte porte sur le dos du poignet droit du côté du petit doigt une blessure d’environ deux centimètres et demi de longueur, ayant environ un centimètre d’un côté et se terminant en pointe. Cette blessure sans gravité n’a enlevé que la peau et paraît provenir non pas d’un coup d’ongle mais d’une coupure faite avec un instrument tranchant.

Ayant fait comparaître devant nous M. Royère Edouard, propriétaire de l’Hôtel de France, et lui ayant montré les deux cuillers et les deux fourchettes que les inculpés avaient jetées au moment de la rixe, il déclare :
« Je reconnais parfaitement pour m’appartenir les deux cuillers et les deux fourchettes que vous me montrez. L’une des cuillers en métal acier n’a pas servi à table où quinze individus ont banqueté, mais il a servi à table dans une salle à part des deux individus qui ont amené les autres en voiture.
« Les quinze individus qui ont banqueté chez moi s’intitulent groupe “La Concorde”. Ils habitent Marseille. Il y a quelques jours, deux de ces individus vinrent chez moi en bicyclette. Ils me demandèrent deux menus pour faire un banquet et le 5 avril, ils m’ont écrit de leur faire un banquet pour 16 ou 18, pour hier dimanche 9 avril à midi. Je vous remets cette lettre. »
Et, après lecture, etc.

Comparution des suspects

Faisons comparaître le nommé Ramaciotti Joseph, né à Lucques (Italie) le 23 octobre 1873 de Toussaint et de Pasqua Lombardi, marié, un enfant, cordonnier demeurant à Marseille, rue Danton, n°69, jamais condamné. « J’ai fait une déclaration d’étranger à Marseille à la fin de 1893. »

Faisons comparaître le nommé Vincent François, né à Madelovi (Italie) le 14 février 1860 de feu Félix et de Béatrice Rousso, marié, trois enfants, journalier demeurant à Marseille, boulevard Mayen, 21, jamais condamné. « Je me suis fait naturalisé français à Marseille l’année dernière vers le mois de mars ».

Faisons comparaître le nommé Ramaciotti Jean-Baptiste, né à Lucques (Italie) le 14 mai 1869, de Toussaint et de Pasqua Lombardi, marié, un enfant, journalier rue Belle-de-Mai, 53, à Marseille, jamais condamné. « J’ai fait une déclaration d’étranger à Marseille vers la fin 1893. »

Faisons comparaître le nommé Pappacena Jean, né à Atripalda (Italie), le 1er novembre 1872 de Grégoire et de Razzia Salvet, marié, un enfant, ébéniste rue Toussaint, n°7, à la Belle-de-Mai, Marseille, jamais condamné. « J’ai fait ma déclaration d’étranger à Marseille en 1895.
L’inculpé confronté avec les témoins, ces derniers disent le reconnaître pour être l’un de ceux qui étaient dans la bagarre, que tous ont frappé, mais ils ne peuvent dire avec quoi il était armé, mais qu’il devait l’être car tous l’étaient, sauf un.

Faisons comparaître le nommé Enrico Charles, né à Pavano Canaveze (Italie) le 4 novembre 1874, de Michel et de Fourno Madeleine, célibataire, garçon-bouchon demeurant à Marseille, boulevard Martin, 2, à la Belle-de-Mai, jamais condamné.

Faisons comparaître le nommé Marquesini Louis, né à Lucques (Italie), quarante-cinq ans, le … 18543 de Frediano et de Anchilde Masaldi, marié, six enfants, boucher établi demeurant à Marseille, Belle-de-Mai, rue Sylvestre, n°6. Condamné une fois pour vol il y a environ six ans par le tribunal correctionnel d’Aix à deux mois de prison. « J’ai fait ma déclaration d’étranger à Marseille en 1893. »

Faisons comparaître le nommé Givogre Baptistin, né à Marseille (Bouches-du-Rhône) le 25 juin 1882 de Jean-Baptiste et de Joséphine Actis, célibataire (de nationalité italienne), lanternier demeurant à Marseille, boulevard Mayen, n°21, jamais condamné. « Je n’ai pas fait ma déclaration d’étranger. »

Faisons comparaître le nommé Sabino Spina, né à Velino (Italie), le … 1872 de Pascal et de Cilano Generoso, marié, sans enfant, cordonnier demeurant à Marseille, rue Barsoti, 18, jamais condamné. « J’ai fait ma déclaration d’étranger à Marseille en 1893 ».

Faisons comparaître le nommé Porzio Laurent, né à San Salvatore (Italie) le 24 août 1876 de Charles et de Christine Scamousse, célibataire, journalier rue Silvestre, 40 (Belle-de-Mai), Marseille, jamais condamné. « J’ai fait ma déclaration d’étranger à Marseille il y a deux ans environ. »

Faisons comparaître le nommé Barbato Jean, né à Velino (Italie) le 23 janvier 1872 de Laurent et de Elisa Papagena, marié, deux enfants, serrurier demeurant à Marseille, rue Bartoli, 18, Belle-de-Mai, jamais condamné. « J’ai fait ma déclaration d’étranger à Marseille en 1893 ».

Faisons comparaître le nommé Biazini Raphaël, né à Lucques (Italie) le 18 janvier 1874 de Samuel et de Carlotto Giallardoux, célibataire, cordonnier rue Toussaint, 4, Belle-de-Mai, Marseille, jamais condamné. « J’ai fait ma déclaration d’étranger à Marseille en 1876. »
Confrontation de l’inculpé avec les témoins. Les sieurs Féraud Joseph et Féraud Hippolyte disent le reconnaître parfaitement pour être celui qui, dans la bagarre, avait un mauvais couteau de poche à la main.
L’inculpé Biazini nie le fait et dit que ce n’était pas un couteau mais une clé qu’il avait pris à la main pour se défendre. L’inculpé invité à nous désigner l’un des témoins qui aurait pu être armé de bâton ou de pioche, il a dit n’en reconnaître aucun.

Confrontations

Confrontation de l’inculpé Porzio Laurent avec les témoins. Tous ensemble disent parfaitement le reconnaître pour être l’un de ceux qui sont entrés dans le bal et y ont causé du scandale et qui, le premier, a commencé la rixe et a frappé le témoin Aillaud d’un coup de pioche sur l’épaule.
L’inculpé dit d’abord qu’il s’était armé d’une pelle pour se défendre mais avec laquelle il n’avait frappé personne, puis, sur l’insistance des témoins, il reconnaît qu’il s’était armé d’une pioche qu’il était allé prendre dans la cour, avec laquelle il n’avait frappé qu’un seul coup sur l’un d’eux sans le reconnaître, qu’il avait aussi porté d’autres coups avec cet outil dans le but seulement de faire peur mais sans atteindre personne.

Confrontation de l’inculpé Givogre avec les témoins. Ces derniers disent le reconnaître pour être l’un de ceux qui sont entrés les premiers dans le bal et commencé la rixe. Il ajoutait que, alors qu’on a voulu les faire sortir, il s’est retourné vers eux en mettant la main droite dans la poche intérieure de son veston comme pour y prendre une arme, puis, pendant la rixe, il était armé de pierres qu’il lançait dans la foule. L’une de ces pierres atteignit le jeune Bernier Henri, dix-sept ans, demeurant à Luynes, mais sans lui faire grand mal.
L’inculpé reconnaît avoir mis la main dans sa poche mais dans le but seulement d’effrayer les gens, car, dit-il, il n’avait pas d’arme. Il reconnaît aussi avoir ramassé des pierres et les avoir lancées mais sans savoir à qui4.

Confrontation de l’inculpé Ramaciotti Joseph avec les témoins. Ces derniers disent que c’est lui qui est entré des premiers dans le bal et qu’il a fallu inviter à sortir, ce qu’il a fait, mais, lorsque la rixe a été commencée, il est revenu armé d’un bâton. Il s’est mêlé avec les autres pour frapper mais ils ignorent s’il a porté des coups qui aient atteint quelqu’un.
L’inculpé reconnaît être entré dans le bal mais, après en être sorti sur invitation, il n’y est plus revenu. Il nie être venu dans la cour avec un bâton au moment de la bagarre ajoutant qu’il est tout le temps resté sur la voiture.
Les témoins certifient que ses dires sont faux et qu’il est bien venu dans la cour armé d’un bâton.

Confrontation de l’inculpé Ramaciotti Jean-Baptiste avec les témoins. Les témoins disent ne pas l’avoir vu dans la bagarre et, malgré ses dires, ne le reconnaissent pas pour l’un de ceux qui sont entrés des premiers dans le bal.

Confrontation de l’inculpé Spina avec les témoins. Les témoins le reconnaissent pour un de ceux venus dans le bal et pour avoir frappé mais ne se rappellent pas s’il avait une arme.

Confrontation de l’inculpé Biazini Raphaël avec les témoins. Les témoins Féraud Joseph et Féraud Hippolyte le reconnaissent pour être celui qui avait un couteau de poche à la main. Biazini nie avoir eu un couteau, mais une clé à la main, cela pour se défendre seulement.

Confrontation de l’inculpé Vincenti avec les témoins. A été vu dans la cour mais non au moment de la rixe, ne s’y est pas mêlé et n’a frappé personne, a seulement essayé d’entraîner et de faire rester tranquille l’inculpé Givogre.

Confrontation de l’inculpé Barbato avec les témoins. Est reconnu pour avoir pris part à la rixe et avoir frappé mais ne peuvent dire s’il avait une arme.
L’inculpé dit s’être approché de la bagarre mais n’y a pas pris part et n’avoir frappé personne.

Confrontation de l’inculpé Marquesini avec les témoins. Les témoins disent le reconnaître comme faisant partie du groupe mais ne l’ont pas vu dans le bal ni se mêler à la rixe.

Confrontation de l’inculpé Enrico avec les témoins. Les témoins le reconnaissent pour être entré le premier dans le bal, avoir pris part au commencement de la rixe et s’être armé d’un bâton.
L’inculpé nie s’être armé d’un bâton, mais reconnaît s’être roulé à terre avec le témoin Boutière.

Notes

1. Alliage de cuivre, de nickel et d’argent, imitant la couleur de l’argent.
2. Cette formule écrite telle quelle par le commissaire Comte permet d’éviter le traditionnel : « Et, après lecture, persiste et signe ». Les registres de procès-verbaux fourmillent d’abréviations en tout genre.
3. Masquesini ne semble pas connaître sa date de naissance avec précision.
4. Baptistin Bernard Givogre, né à Marseille le 25 juin 1882, mourut sur le champ d’honneur, à Flaucourt (Somme) le 2 juillet 1916.

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