La nuit du 11 juin 1909 à Rognes

Par Marie Tay, témoin oculaire
« Quand nous eûmes compris que notre maison ne s’écroulait pas sur nous, nous sortîmes en toute hâte, poursuivis par le bruit sinistre des derniers murs qui s’effondraient. Nous courions vers la campagne, loin du village qui, comme un immense château de cartes, s’affaissait graduellement. Nous allions, au devant de nous, épouvantés, craignant à tout instant de voir s’ouvrir la terre et d’être engloutis, car nous n’étions pas remis de la secousse qui avait ébranlé le sol sous nos pieds.
De temps à autre, accouraient comme des fous des hommes en chemise, un falot à la main, nous demandant : « N’avez-vous pas vu ma femme ? – N’avez-vous pas vu mes enfants ? » et c’étaient de toutes parts des gémissements et des cris de douleur. Y avait-il des morts ? Y avait-il des blessés ? L’horrible nuit gardait son secret. En s’éboulant, les vieilles maisons emportaient peut-être une victime, et la terre, jusque-là si riante et fertile, la terre de Provence, chantée par les poètes, nous rejetait de son sol. C’était horrible, horrible !
Attirés cependant par l’âme de la maison, nous revenons près d’elle ; nous venons voir si, parmi ces ruines amoncelées, il n’est pas de créature qui respire encore ; et au milieu de la nuit, les tristes nouvelles se colportent : l’on vient de sortir un tel de dessous les décombres, il vit ; dans telle rue, il y a un mort, dans telle autre une morte ; là, dans cette maison en angle, toute une famille est renfermée ; plus haut, une autre agonise ; ici, ce sont des appels désespérés ; là plane un silence de mort. De temps en temps, c’est la chute d’un toit ou d’un mur, puis le silence et l’obscurité recouvrent toute chose de leur voile et de leur mystère.
Une angoisse douloureuse nous étreint. Notre poitrine est sèche ; notre gorge, où s’est arrêtée la poussière des vieux murs qui ont failli nous écraser, notre gorge est prise d’un âcre picotement, mais la détresse morale que nous éprouvons est plus forte que la peine physique.
En face de nous se dresse en éventail menaçant un pigeonnier à moitié démoli, et à côté gît un amas de pierres, tombeau d’une morte. De quel côté que se portent nos regards et notre pensée, c’est la désolation, c’est une vision d’horreur et d’épouvante !
Peu à peu le jour luit et, semblables à des apparitions fantomales, drapés dans leurs couvertures blanches, les yeux dilatés par l’effroi, les lèvres agitées par un frémissement nerveux, tous courent de groupe en groupe, secoués par cette danse de Saint-Guy que le tremblement de terre leur a imprimée. Ils s’inquiètent de l’un et de l’autre : l’homme va à la recherche de son semblable, et c’est alors la procession mortuaire qui commence : portés silencieusement dans des linceuls, les cadavres s’alignent et se suivent. Quel lugubre défilé !
Et lorsque nous voulons rentrer dans nos demeures, une autre terreur nous saisit : ne s’écrouleront-elles pas sur nos têtes comme tant d’autres qui ont disparu dans la nuit ? Car l’impression dominante causée par le tremblement de terre, c’est la crainte que ça recommence. Et dans sa maison, dans ce home cher à tant de titres, l’on ne se sent plus en sûreté, épouvantable impression ! Toutes les portes sont calées et l’on n’ose les secouer ; toutes les lézardes semblent des feneêtres mençant d’entraîner la maison elle-même.
Et ceux qui n’en ont plus, les malheureux, regardent d’un air hébété, les yeux vagues, ces amas de pierres et de poutres qui furent leurs demeures, l’endroit où s’abritèrent leurs joies, leurs douleurs, où leur père et leur mère rendirent le dernier soupir. Ils cherchent à sortir de ces décombres leur meubles rustiques, les instruments de leur travail, et un autre exode commence : celui des choses après celui des êtres.
L’affluence des curieux et des touristes, les travaux de démolition causent durant tout le jour une animation incessante à travers le village dévasté mais, lorsque, à la nuit, tout le monde a regagné le campement, que par aucune fenêtre ne filtre un rais de lumière, l’impression funèbre qui s’en dégage es accablante. L’on pense aux villes d’Italie ensevelies sous la lave ; l’on pense à Reggio de Calabre, parce que chez nous comme à Reggio, si la cité est détruite, la vie y palpite encore. »

Photographie : Cliché Beaudoin. DR.