Le drame de la rue Milianah (Marseille, 14 avril 1895)

Hippolyte Bompard était né le 1er février 1850 au Bez, un hameau de La Salle, près de Briançon (Hautes-Alpes). Sa rencontre avec Eugénie Bernard l’avait prédestiné à une vie haut-alpine et les deux jeunes gens se marièrent le 9 août 1871.
Mais il faut parfois savoir forcer son destin et Hippolyte Bompard décida un jour de laisser les Alpes derrière lui et de partir pour Marseille, la grande ville du Sud, à la recherche d’un meilleur avenir en compagnie de son épouse.
Hélas les choses ne se passèrent pas forcément comme envisagé et Hippolyte devint chiffonnier, une profession fort modeste. De plus, il résidait dans un quartier populaire de Marseille, au numéro 18, de la rue Milianah1.

Dans la nuit du 14 au 15 avril 1895, Hippolyte Bompard, 46 ans, se présenta dans un bureau de police de Marseille, où, reçu par le commissaire Crochent, il déclara avoir été victime d’une agression dans la rue Blidah. Il affirmait que des Italiens l’avaient frappé au bas-ventre d’un coup de couteau. Sur le moment, il n’avait pensé qu’à une éraflure et était rentré chez lui. Sa femme lui avait alors fait remarquer que son pantalon était taché de sang et, à ce moment, voyant l’étendue de sa blessure, il s’était évanoui.
Ce n’est qu’après un long quart d’heure qu’il était revenu à lui et avait pris le chemin de la permanence de police.
De fait, la blessure qu’il présentait était très profonde. Le docteur Rathelot lui donna les premiers secours mais l’on décida de conduire Bompard en urgence à l’Hôtel-Dieu où il fut admis en urgence.
Le juge d’instruction, M. Michel, avait été chargé de conduire cette enquête pour identifier ces Italiens que Bompard accusait. Mais l’état du blessé s’était aggravé et il n’avait pu lui tirer une parole.
Deux jours après son admission à l’Hôtel-Dieu, le 17 avril, à dix heures du matin, il mourait d’une péritonite aiguë occasionnée par sa blessure.

Bompard vivait dans son appartement avec son épouse et leur fils de 18 ans. Ce jeune homme, Auguste Bompard, exerçait la profession de menuisier.
Dès qu’il fut informé de la triste nouvelle, il se précipita au poste de police.
Et il y fit une déclaration très étonnante :

« À quoi bon te plaindre ? répondit sa femme. Tu n’avanceras pas les choses… »

Le jeune homme déclara en effet que, dans la soirée du 14, jour de dimanche, il avait assisté à une querelle entre ses parents et que, à cette occasion, il avait remarqué que son père était pris de boisson, comme cela lui arrivait de temps à autre. C’était un dimanche soir et l’on avait servi plusieurs verres de vin.
La conversation porta un moment sur le métier d’Hippolyte Bompard, chiffonnier, qui marchait mal et rapportait peu au foyer. Bompard reprochait à sa femme des dépenses excessives qui mettaient en danger les maigres ressources de la famille.
« On ne gagne plus sa vie, disait-il, au jour d’aujourd’hui, et ce sont les vieux qui doivent trimer pour les jeunes.
– À quoi bon te plaindre ? répondit sa femme. Tu n’avanceras pas les choses.
– Nous voici à Pâques, il va falloir payer le loyer et je ne sais pas où tu mets l’argent.
– Pour sûr, je ne vais pas le dépenser dans les buvettes ?
– C’est pour moi que tu dis cela ?
– Prends-le comme tu voudras… »
Hippolyte Bompard, incapable de se contenir, s’était élancé sur son épouse et l’avait saisie par les cheveux. Celle-ci se mit à crier et, se tournant vers son fils, lui dit :
« Me laisseras-tu égorger par cet ivrogne ? »
Voyant cela, le tempérament fougueux d’Auguste avait pris le dessus. Apercevant un couteau de poche sur la table, il avait porté un violent coup dans l’abdomen de son père qui, soudainement dégrisé, s’écria :
« Il quitta précipitamment la maison de son père et alla passer la nuit à la belle étoile… »
« Malheureux ! Tu oses porter la main sur moi. »
Le fils réalisa dans l’instant l’horreur de son geste. Il lâcha son arme, rougie par le sang. Bompard, qui ne pensait pas avoir été gravement atteint, alla s’étendre sur son lit, tandis que sa femme, effrayée des conséquences que venait d’avoir la dispute, s’approcha de lui pour laver sa plaie.
« Ce n’est rien, dit-il, soudain dégrisé. Je pardonne à Auguste. Seulement, je commence à souffrir et je vais me faire panser par le pharmacien. »
Il se dirigea seul vers une pharmacie du quartier où on lui conseilla de se rendre à la Permanence policière, ce qu’il s’empressa de faire.
Quant à Auguste, il quitta précipitamment la maison de son père et alla passer la nuit à la belle étoile, sur les hauteurs de Marseille, errant de quartier en quartier sans savoir quoi faire.
Comme le commissaire flairait quelque chose de pas net, et mis au courant des paroles de la mère, il alla faire rechercher Auguste qui fut conduit le matin même au bureau de la sûreté mais celui-ci nia toute participation au drame.
Il resta sur la position du père, savoir que des Italiens l’avaient agressé au moment où il sortait de chez lui.
Le mercredi, on le remit donc en liberté. Au même moment on apprenait que l’état du père s’était soudainement aggravé. Aussi Auguste et sa mère se rendirent-ils à son chevet.
On devine ce qui se passa. Le désespoir et les regrets du fils, son repentir, la consolation de son père. Un père qui, aux dires de son fils, avait été admirable de fermeté :
« Ne parle pas à voix haute, lui avait-il dit. Je meurs, mais il faut qu’on ignore à jamais que c’est de ta main. Reste maître de toi, cache ton désespoir. Ta vie serait perdue à jamais. »

Après ses aveux, Auguste Bompard, le visage pâle, éclairé par des yeux vifs, rougissant à la moindre émotion, fut interrogé par le juge d’instruction auquel il répondit les yeux pleins de larmes :
« La chose est arrivée comme un coup de foudre. Le sang m’a aveuglé et j’ai frappé parce que mon pauvre père allait brutaliser ma mère. Je regrette mon acte car je n’aurais cru être la cause d’un malheur si terrible. »

Il faut savoir qu’une semaine avant la mort de son père, le 10 avril, Auguste avait été arrêté par la police pour vol. On l’avait en effet trouvé en possession de clés, de cire vierge, de bougies et d’instruments à l’usage des cambrioleurs.
Il fut présenté au petit parquet qui, faute de preuves matérielles (voilà qu’on doutait du vol !), le remit en liberté le lendemain.
Et trois jours après, il poignardait son père. Il fut donc écroué, alors qu’il ne parvenait plus à retenir ses larmes.
Hippolyte Bompard, lui, fut inhumé le 19 avril à 10 heures du matin après avoir été autopsié par le docteur Flavard.

1. Aujourd’hui rue Pasteur-Heuzé, 3e arrondissement.

  • Source : La République du Var, 21 avril 1895, p. 2.
  • Le Petit Marseillais, 20 avril 1895, p. 2.
  • État civil de la ville de Marseille, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, AD13 201 E 5867.

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