À l’œuvre ! (l’après-tremblement de terre du 11 juin 1909)

Louis Teissier, avocat à la cour d’appel d’Aix, licencié ès lettres.
« Maintenant que les heures de stupeur se sont éloignées avec le temps ; après avoir contemplé douloureusement les ruines amoncelées en un instant par les forces aveugles de la nature, il convient d’envisager l’avenir avec confiance et d’ôter définitivement le voile de deuil qui pèse depuis un mois sur notre région.
D’ailleurs, le découragement qui suivit la catastrophe ne fut pas de longue durée, l’espérance qui survit toujours au cœur de l’homme, cette confiance salutaire, cette foi en l’avenir qui triomphe du monde et du destin, triompha bientôt de l’épouvante.

(Cliché Crémieux. DR.)

(Cliché Crémieux. DR.)

Un moment surprise par le choc redoutable, notre cité s’est ressaisie, et l’on se remit à l’ouvrage ; le travail acharné reprit dans les maisons branlantes, l’activité commerciale persista à travers nos rues détruites, sous le réseau des épontilles provisoires.
Malgré tous les prophètes de malheur, qui abusèrent de leur énervement, les populations sinistrées n’ont pas perdu un instant l’espoir du relèvement et l’amour de leur terre.
Le paysan a bientôt quitté le campement improvisé pour regagner les champs, l’ouvrier est sorti des baraques des rescapés, se dirigeant vers son atelier à moitié détruit ; aux étrangers charitables qui accouraient à Saint-Cannat et à Rognes, le lendemain de la catastrophe, les habitants demandaient avec plus d’insistance que du pain, des outils pour continuer leurs travaux interrompus ; les visiteurs, la presse marseillaise et régionale furent étonnés de l’activité salonaise, en ces moments néfastes, et le jour est prochain où, comme San Francisco*, notre ville ressuscitera plus belle de ses ruines.
Bel exemple d’énergie et de solidarité que le peuple provençal sut donner au monde en ces heures de tristesses ; cette race si entreprenante et si hardie a montré par son attachement au sol nourricier qu’elle n’avait rien perdu de ses qualités natives ; malgré le caprice désastreux de cette terre d’amour, tous sont retournés à elle comme à une femme aimée, dont on endure, à cause de sa beauté, toutes les cruelles fantaisies.
Et ce n’est pas la première fois que la « gueuse parfumée » est méchante pour les siens ; au IIIe siècle de notre ère, si l’on en croit les chroniques latines de l’époque, un cataclysme effroyable dévasta notre pays. C’est l’époque où Tauroentum, Maguelonne et de nombreuses villes romaines sur la côte, de Narbonne à Nice, s’abîmèrent dans les flots, il y eut plus de cent mille victimes et Marseille fut détruite. Combien sont infimes à côté de ce désastre les malheurs d’aujourd’hui !
Malgré tout, la Provence resta la douce patrie qui enchantait Ausone par la vie heureuse de son sol, celle dont les troubadours et les félibres chantèrent depuis lors les charmes gracieux, celle qui se manifestait à Arles dernièrement dans l’œuvre et la personne d’un de ses fils les plus glorieux ! Sous l’éternelle joie du ciel et du soleil, comment la mémoire des hommes ne perdrait-elle pas vite le souvenir des épouvantes passées ? Dans ce paradis comme dans celui de Dante, ne doivent plus entrer les plaintes, ni les pleurs.
C’est pourquoi, déjà dans nos campagnes, selon les vers prophétiques de Sully-Prudhomme :

C’est le réveil multiple et graduel du monde
Au branle de ses lois qui n’ont jamais dormi.

(Cliché Crémieux. DR.)

(Cliché Crémieux. DR.)

Les belles moissons qui ondulent dans les plaines de Saint-Cannat et de Lambesc tombent sous les faucilles, l’or du soleil rebâtira les villages détruits, les vignes de Rognes mûrissent sur les coteaux dorés, et sous les treilles en fleurs, dans les lents après-midi de l’été, les jeunes filles recommencent à rêver d’amour.
Toutes les initiatives se concertent, les énergies s’unissent ; les cœurs qui ne faiblirent pas dans le malheur sauront assurer l’avenir, la fatalité plusieurs fois vaincue n’osera plus s’acharner sur les forces qui lui résistèrent victorieusement ; n’y a-t-il pas dans toutes ces pensées consolantes une force qu’on ne retrouve jamais dans la plus vaste plainte, dans la plus belle idée mélancolique ?
« Une grande idée profonde et attristée, a dit un philosophe**, c’est de l’énergie qui éclaire les murs de sa prison en consumant ses ailes dans les ténèbres ; mais la plus timide pensée de confiance, d’abandon enjoué aux lois inévitables, c’est déjà une action qui cherche un point d’appui pour prendre enfin son vol dans l’existence. »
Autour de la ruche dévastée par l’orage, les abeilles rassemblées bourdonnent et s’empressent ; à l’œuvre ! reconstruisons comme elles nos maisons détruites ; et bientôt, comme autrefois, les jours heureux, dorés comme du miel, s’écouleront en heures douces, sous le ciel toujours bleu, sur la vieille terre de Provence. »


* Allusion au tremblement de terre qui a détruit la ville californienne de San Francisco trois années plus tôt.
** Maurice Materlinck, La Sagesse et la Destinée, 1908.