Affaires dans une maison de tolérance (Aix-en-Provence,
23 mai 1874)

L’an mil huit cent, etc.
Pardevant nous, Jean-Baptiste Pinet, commissaire de police de la ville d’Aix, etc.
S’est présenté M. Dard Charles, âgé de 36 ans, tenant la maison de tolérance, rue de la Fonderie n°11, lequel a déposé la plainte ci-après :« J’ai comme fille soumise, depuis le 13 de ce mois, une fille nommée Queyron Marie-Léonie, âgée de 25 ans, née à Cayres (Haute-Loire) ; elle venait d’Arles.
Avant-hier à minuit, elle est partie furtivement, emportant outre tout ce qui lui appartenait et qui avait quelques valeur :

bouterie

une chemise que ma femme lui avait prêtée pour aller passer la visite ;
une paire de bas en coton ;
un mouchoir de poche.
Avant son départ, elle a emprunté, quoiqu’elle eût trente francs, cinq francs à la domestique et trois francs à une autre fille soumise.
J’ai payé pour elle à Arles 440 F plus le prix de son voyage dans les secondes d’Arles à Aix.
Hier, ayant appris qu’elle s’était retirée chez un homme, rue d’Italie n°63, j’en ai fait la déclaration à la police. »Lecture faite, Dard a signé avec nous.

Nous, commissaire de police, avons fait rechercher l’individu demeurant rue d’Italie, n° 63.
Conduit devant nous, il nous a déclaré être le nommé Leven Marius, âgé de 38 ans, chapelier, né à Gréoux (Basses-Alpes), le 12 avril 1836, fils d’Antoine et de Praxète Morel, veuf de Marie Millaud, marié à Aix en 1869.
Cet individu, qui ne travaille pas depuis fort longtemps, est un habitué des maisons de tolérance où il fait des dépenses exagérées (18 ou 20 francs trois ou quatre fois par semaine).
Il est toujours accompagné des nommés :
Paneri Antoine, dit Tomy,
Martin Jean-Pascal, dit Le Rouge.

On présume que ces trois individus sont les auteurs de deux vols commis à Aix dans le mois de décembre 1873 et de celui commis [chez] MM. Angelin et Mourgues, au mois de mars dernier.
Ils ont été signalés à la police comme faisant jouer aux trois cartes dans les foires et fêtes.
Leven a donné 20 francs au nommé Nicole Louis, laveur de vaisselle, à l’auberge du Veau-qui-tête, pour aller chercher la fille Queyron dans la maison de tolérance de Dard et la conduire chez lui.
Lorsque Leven a été conduit au bureau de police par les agents Charbonnier et Vuillecard, il a sorti son couteau et a dit : « Je préfère me tuer que de me laisser mettre au violon. »
Leven avait dans son porte-monnaie 68 frs 40 cts composés de 3 pièces de 20 francs, 1 pièce de 5 francs argent, 3 pièces de 1 franc et 40 cts en billon.
Nous avons trouvé dans sa malle, dans une perquisition faite en sa présence une pièce en or de 80 francs à l’effigie du roi de Sardaigne 1830, six pièces de 20 francs et un billet de banque de 100 francs n°589-505.
Il nous a déclaré que cet argent (300 francs) provenait du prix d’immeubles qu’il avait vendus par contrats passés devant Me Guibert, notaire à Gréoux. Il a reçu 900 francs au mois de septembre 1873 et 400 francs à Pâques de 1874.
Il ne connaît Tomy que depuis 15 jours et Le Rouge depuis trois ou quatre mois. Il n’est allé dans la maison de tolérance que depuis un mois. C’est Lerouge qui l’y a conduit.
Sur les 900 francs il a dépensé ou perdu 500 francs dans son affaire avec la femme Meunier qui a été condamnée à Marseille pour escroquerie. Lerouge lui a dit il y a 15 jours qu’il avait un billet de 1000 francs et un de 500 francs. Il ne lui a pas dit d’où venait cet argent.
Il n’a jamais vu d’argent à Tomy quand ils sont allés ensemble dans les maisons de tolérance. Chacun payait son écot.
Nous avons fait rechercher et arrêter :1) Paneri Antoine, dit Tomy, âgé de 32 ans, portefaix, demeurant rue des Cardeurs, n° 28, né à Pompeïana (Italie), célibataire.
Il a déclaré qu’il a subi une condamnation et a été expulsé de France où il est revenu sans autorisation. Il ne connaît Leven que depuis trois semaines. C’est Lerouge qui le lui a fait connaître.
Ils sont allés ensemble plusieurs fois dans les maisons de tolérance, mais il n’y ont bu de deux à trois bouteilles de bière, chacun payait son écot. Leven et Lerouge y ont couché plusieurs fois, mais lui se retirait et il ne peut dire si alors ils faisaient d’autres dépenses.
Leven a changé devant lui un billet de banque de 50 francs. Il ne sait s’il avait beaucoup d’argent.

2) Martin Jean-Pascal, dit Lerouge, âgé de 35 ans, journalier, demeurant rue du Bon-Pasteur, n° 2, né à Sénas (Bouches-du-Rhône) le 27 mars 1839, fils d’Olivier Martin et de Rose Légier, célibataire.
Dans une perquisition faite dans sa chambre et en sa présence, nous avons trouvé un billet de banque de 20 francs (n° 609 et W1518), un billet de banque de 50 francs (n° 935 et Q194) et un billet de 500 francs souscrit à Martin par un nommé Candy, cantonnier à Gardanne, en juillet 1873, payable au mois de juillet prochain.
Il a été trouvé dans son porte-monnaie 4 francs 75 centimes et à la prison dans ses chaussettes 13 francs.
Il prétend qu’il a gagné cet argent à Gardanne en juillet 1873 où il a travaillé pendant dix ans, gagnats 40 francs par mois et nourri.
Il a quitté cette localité il y a six mois et n’a pas travaillé depuis.
Il connaît et fréquente Leven depuis trois mois, Tomy depuis un mois et demi.
Il portait autrefois toute la barbe mais il l’a fait raser trois semaines après la Toussaint.
Martin fut arrêté et conduit au bureau de police le 4 décembre dernier. Il dit à M. Hivert qu’il venait de Gardanne, qu’il était malade et qu’il se trouvait sans ressources, qu’il couchait avec un camarade.
Des renseignements recueillis dans la maison de tolérance, il résulte que Leven et Martin fréquentaient ces maisons et y dépensaient beaucoup d’argent.
Ils en donnaient aux femmes avec lesquelles ils couchaient. Deux de la maison Dard en sont parties en disant que Leven et Lerouge qui avaient beaucoup d’argent leur en avaient donné.
Louise Doriadi, femme Cazali, sous-maîtresse, déclare que depuis le 26 avril, jour de son entrée dans cette maison, elle y a vu Leven et Lerouge presque tous les jours ; ils y couchent au moins trois fois par semaine, quelques fois quatre fois. Ils dépensent au moins 7 ou 8 francs chacun sans compter ce qu’ils donnent aux femmes. Quand ils reviennent, ils ont toujours bu et sont presque ivres, ils doivent donc avoir dépensé déjà de l’argent.
Leven paie presque toujours en faisant changer des billets de banque de 20 francs.
La semaine dernière, il a montré son porte-monnaie qui était plein d’or, il y avait deux pièces de 80 francs, il contenait en tout plus de 1000 francs.
La veille, il avait changé un billet de banque de 50 francs. Quand Léonie Peyron est partie, elle avait une pièce de 20 francs et une de 10 francs que Leven lui avait donné.
Le 15 mai courant, Lerouge (Martin) dit qu’il allait à Arles chercher de l’argent qui lui était dû ; il avait également dit qu’il avait des propriétés qu’il voulait vendre.
Leven dit, en parlant de Lerouge : « Il lui est dû 1500 francs. »

Mme Dard déclare que Leven, Lerouge et Tomy fréquentent sa maison depuis deux mois et demi. Depuis quinze jours, ils y viennent tous les jours et y couchent (Leven et Lerouge) trois ou quatre fois par semaine.
Elle ajoute : « Il y a un an et demi Lerouge avait pour maîtresse une fille soumise de la maison de tolérance tenue par Mme Lacroix. Cette fille avait beaucoup d’argent et en envoyait à ses parents. Elle disait que quand elle voulait 20 francs elle n’avait qu’à les demander à Lerouge.
Marie Peyrat, domestique de la maison de tolérance, déclare qu’il y a un mois Lerouge avait toute sa barbe. Un jour, l’ayant saisie par son chignon, elle lui dit : « Si tu ne me lâches pas, je t’arrache ta barbe. »
Depuis cette époque il ne vient plus dans cette maison. Avant il y venait tous les samedis et les dimanches. Il dépensait chaque fois 3 ou 4 francs, et 7 ou 8 francs quand il y couchait.
Nous avons fait écrouer à la maison d’arrêt les nommés Leven, Martin et Paneri, pour être mis à la disposition de M. le Procureur de la République.
De tout ce que dessus, nous avons dressé le présent procès-verbal pour servir et valoir ce que de droit.

  • Registre de police, I1
  • Archives communales Aix-en-Provence
  • Photographie : DR

 

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