La créature de l’égout (Marseille, 11 mai 1868)

Un drame émouvant, semé d’affreux détails et de palpitantes anxiétés a douloureusement impressionné les nombreuses personnes qui stationnaient, le 11 mai 1868 au soir, vers 9 heures, au coin de la rue Sénac et des Allées de Meilhan, à Marseille.
Sur le côté gauche de la rue et à côté de l’épicier, se trouve la bouche d’un égout, recouverte par une plaque de fonte.
Une personne passe. Son attention est attirée par des plaintes sourdes, de lugubres vagissements partant de l’égout et qui mêlent leur note plaintive au clapotement de l’eau.
Le passant prête l’oreille, se penche, écoute, se courbe et son cœur bat violemment. Il y a un malheur dans ces plaintes, un crime dans ces vagissements. Bientôt, des groupes se forment, les passants s’attroupent, les curieux se haussent sur la pointe des pieds pour voir et savoir ce qui arrive. On murmure, on chuchote, les interrogations se croisent, les conjectures s’établissent et chacun dit son mot.
Une vieille commère prend la parole :
« Ah ! mes enfants, s’écrie-t-elle, si vous saviez !…
— Quoi ? qu’est-ce ? qu’y a-t-il ? que se passe-t-il donc ?
— Il avait six jours ! gémit la commère.
— Mais qui ?
— Il était tout blond, le pauvre chérubin !
— Vous l’avez vu ?
— Pardieu ! oh ! quel malheur ! je suis toute troublée !
— Pardon, monsieur, qu’arrive-t-il ?
— On dit qu’il y a le feu à la maison.
— Mais non, ce sont des voleurs qui ont dévalisé l’épicier.
— Les a-t-on attrapés ?
— On les poursuit.
— C’est faux ! c’est faux ! glapit une voix de clarinette enrhumée, c’est une femme qui s’est périe par amour…
— Voulez-vous vous taire, méchant bavard ! tonne la commère avec un regard chargé d’étincelles. C’est ce pauvre petit… »
Sa phrase est interrompue par un grand mouvement qui s’opère dans la foule. Le commissaire de police, suivi d’un médecin, vient d’arriver sur le lieu du sinistre. Des torches s’allument, le commissaire élargit les rangs des spectateurs et arrive jusqu’à l’égout. On enlève la plaque. Un pompier, muni d’une échelle, y pénètre.
Un silence de mort se fait dans l’assemblée. Les souffles sont suspendus aux lèvres. Que va-t-on voir ? Les minutes paraissent des siècles. Soudain, le pompier reparaît. Dans sa main droite, couverte de boue, se démène une petite créature aux trois-quarts asphyxiée… Elle pousse des cris douloureux.
Les cris, un immense éclat de rire répond. Les curieux se retirent, moitié riant, moitié bougonnant.
Qu’était-ce donc ? Un chien de naissance, que la barbarie des cruels avait précipité dans l’égout.
  • Source : Le Petit Marseillais, 14 mai 1868, p. 2.

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