L’affaire du paquet de grives (Pertuis, 17 janvier 1885) [2/3]

Le docteur Estachy

Louis-Philippe Estachy était né à Gap le 1er mai 1845. Pendant la guerre de 1870 il avait rendu, dans une ambulance, des services qui lui avaient mérité la croix de la Légion d’honneur.
Titulaire des di­plô­mes de licencié en droit et de docteur en médecine, il avait opté pour la médecine. Il avait exercé d’abord à Meyrargues, dans les Bouches-du-Rhône, de 1872 à 1879. Puis il avait transporté son cabinet à Pertuis. Il avait laissé dans sa première résidence la réputation d’un praticien habile, mais d’un homme violent, vindicatif, peu scrupuleux et d’une moralité douteuse. Marié en 1872 à une jeune fille de Marseille, il s’était comporté à son égard de telle sorte qu’elle avait dû abandonner le domicile conjugal. Elle avait obtenu sans peine, en 1875, la séparation de corps, puis était morte.
Médecin et son patient au XIXe siècle. H. Daumier. DR.

Médecin et son patient au XIXe siècle. H. Daumier. DR.

À Pertuis, l’opinion publique n’avait guère tardé à porter sur le compte de ce singulier personnage le même jugement qu’à Meyrargues. Singulier personnage en vérité ! Ainsi, le docteur Estachy voyageait en chemin de fer sans payer sa place, ou bien il montait en seconde classe, en première même, avec un billet de troisième. Et quand il se voyait guetté au contrôle, il passait par le buffet dont il connaissait le propriétaire.
Ce fut à la fin de l’année 1881 que le docteur Tournatoire entra en scène. Originaire de La Tour-d’Aigues, grosse commune de Vaucluse, ce jeune médecin vint s’établir à Pertuis et le docteur Estachy en prit ombrage.
Il en conçut même un ressentiment d’autant plus redoutable qu’il sut bien le dissimuler.
Pourtant, à La Tour-d’Aigues où il avait exercé tout d’abord, Tournatoire avait plusieurs fois appelé en consultation Estachy et il lui avait fait part un jour de son intention de se transporter dans une localité plus importante.
« Je ne vois, pour ma part, avait répondu l’autre, aucun inconvénient à ce que vous vous installiez à Pertuis. J’y possède une fort belle clientèle qui s’étend sur les trois quarts de la ville et me demeurera fidèle quoiqu’il arrive. Mais vous pourrez parfaitement mordre sur les autres médecins dont la situation est plutôt mal assise. »
Et au début, Tournatoire et Estachy s’étaient fait bonne mine. Ils se serraient la main dans la rue et échangeaient alors des propos sur le ton d’une parfaite confraternité.
La guerre s’alluma quand une place de suppléant de juge de paix devint vacante à Pertuis. Tournatoire la demanda et l’obtint au mois de mars 1882, l’emportant sur Estachy qui était aussi candidat. Ce dernier alors émit, sur le compte de son confrère, des appréciations méprisantes. Il en vint même à l’attaquer, d’une façon anonyme encore, dans les journaux.
Déjà, Estachy avait cessé tous rapports médicaux avec Tournatoire. Il refusait même de se rencontrer avec lui au chevet des malades.
La politique s’en mêla même, Tournatoire étant devenu en effet délégué cantonal et conseiller d’arrondissement. L’un et l’autre avaient mis du reste la main à la plume et dans les journaux de Vaucluse ils avaient échangé les plus discourtoises attaques. Cette polémique eut son dénouement le 13 novembre 1884, devant le tribunal correctionnel d’Apt, Tournatoire ayant assigné son adversaire en injures et diffamation. Les juges ne retinrent qu’un article et, comme la provocation ne pouvait légalement couvrir que les injures, ils condamnèrent le prévenu pour le second délit. Mais ils ne le firent que très bénignement, se contentant de lui infliger vingt-cinq francs d’amende et vingt-cinq francs de dommages-intérêts.
Nicolas Huet, Grive, 1814.

Nicolas Huet, Grive, 1814.

La campagne de presse cessa, mais où la situation ne fit que s’aggraver, ce fut quand plusieurs familles, dont jusqu’alors Estachy avait eu la confiante, se privèrent de ses soins et firent appeler Tournatoire. Des lettres et des cartes postales injurieuses leur furent aussitôt envoyées, dont il n’était que trop facile de percer l’anonymat.
Vis-à-vis d’un confrère détesté qui, après lui avoir été préféré coup sur coup comme suppléant de juge de paix, délégué cantonal et conseiller d’arrondissement, le supplantait encore auprès de sa meilleure clientèle, Estachy passa-t-il à l’acte ? La suite de l’histoire le dira.

L’enquête

Informé par un télégramme du juge de paix de Pertuis des événements étranges qui s’étaient accomplis sous le toit du docteur Tournatoire, le procureur de la République d’Apt, Sébastien Savelli, requit information le 21 janvier, contre inconnu, du chef d’empoisonnement.
Le premier acte du magistrat instructeur, Henri de Cabissole, fut d’ordonner l’examen des deux victimes. Chargé de cette mission, le docteur de Ferry de La Belonne, exerçant à Apt, constata, chez l’une et chez l’autre, la persistance des troubles visuels.
Après les avoir minutieusement questionnées, ainsi que tous les témoins de leurs extravagances, il put écrire dans son rapport : 1° que les phénomènes présentés par ces deux femmes ne répondaient à aucune maladie naturelle ; 2° que l’ingestion des solanées véreuses, telles que l’atropine, déterminait des phénomènes en tout semblables à ceux observés dans le cas particulier.
De telles conclusions nécessitaient l’examen des deux grives encore intactes, que, de sa propre initiative, le juge de paix avait, envoyées an procureur de la République. Le médecin légiste procéda donc, si l’on peut écrire, à leur autopsie.
Dans un nouveau rapport, il affirma que ces grives renfermaient une substance véreuse, le sulfate neutre d’atropine, dont la dose était de nature à entrainer la mort.
On connaissait le genre d’attentat. On connaissait le poison. Restait à découvrir et à confondre le criminel.
La clameur publique le désignait déjà. C’était Estachy, le seul ennemi déclaré et agissant de son confrère Tournatoire.
Les 27 et 29 janvier, M. de Cabissole ne l’entendit encore qu’en la qualité de témoin, mais ce fut pour en obtenir des réponses si peu satisfaisantes, que, ce même 29 janvier, le parquet d’Apt n’hésita pas à délivrer, contre l’auteur soupçonné, un réquisitoire aux fins d’information et le juge d’instruction à le placer sous mandat de dépôt.
Et voici le faisceau de charges que les premières recherches mirent au jour.
Le samedi 10 janvier, vers neuf heures du soir, Estachy, au Café de l’Univers, s’était fait remettre trois grives pour un lot de gibier qu’il avait gagné quelques jours auparavant. Et la modestie de ce choix n’avait pas été sans surprendre, car, en pareille occurrence, il réclamait généralement un lièvre ou un perdreau. Il avait acheté, en même temps, six grives de montagne, à soixante centimes pièce.
À la même époque, il avait chargé son pharmacien ordinaire, Jean-Louis Turcan, de lui préparer une pommade à base d’atropine pour se frictionner l’épaule, où il ressentait, prétendait-il, une vive douleur.
Pharmacie pertuisienne. DR.

Pharmacie pertuisienne. DR.

L’apothicaire avait composé le produit dans la proportion de vingt-cinq centigrammes de sulfate neutre d’atropine contre vingt-cinq grammes d’atropine. C’était, à son avis, un remède bien énergique pour un simple mal d’épaule, et il n’eût jamais consenti, connaissant les effets d’un toxique aussi violent, à délivrer une telle préparation à tout autre qu’un médecin.
Estachy, d’ailleurs, était un familier de l’atropine. Le registre de Turcan démontrait que, par le moyen d’ordonnances, il s’était fait délivrer, le 30 octobre 1884, vingt centigrammes de sulfate d’atropine et cinquante centigrammes le 4 novembre.
Et l’inculpé ne put faire indiquer à quel usage il avait employé cette substance dangereuse.
D’autre part, les perquisitions, effectuées à son domicile les 30 et 31 janvier 1885, avaient révélé l’existence d’un placard, construit dans l’épaisseur du mur, dissimulé derrière une tapisserie et contenant des toxiques. Mais la pommade indiquée plus haut ne s’y trouvait pas. Estachy fut dans l’impossibilité d’en représenter la moindre parcelle et les magistrats d’Apt ne la découvrirent pas davantage.
Dans le cabinet de consultation, ces mêmes magistrats saisirent, sur un rayon de la bibliothèque, une seringue de Pravaz, en parfait état de fonctionnement.
Une véritable rafle de grives au Café de l’Univers, deux femmes empoisonnées par ce gibier, une pommade saturée d’atropine, une seringue de Pravaz, singulier et sinistre rapprochement !
Seringue de Pravaz. DR.

Seringue de Pravaz. DR.

Quelle était exactement la dose d’atropine contenue dans les deux grives inemployées ?
M. Félix Boyer, professeur de chimie à Nîmes, put l’évaluer à quarante-six milligrammes par oiseau, quantité suffisante pour déterminer la mort et pas seulement une maladie passagère. Il affirma d’autre part que le principe toxique ne provenait pas de l’alimentation de ces bestioles, mais qu’il avait été introduit après coup dans une intention criminelle.
L’inculpé avait à expliquer ce qu’étaient devenues les grives qu’il avait rapportées du Café de l’Univers le 10 janvier. Il prétendit, d’accord sur ce point avec Rosine Lombard, qui lui était dévouée corps et âme, qu’il se les était fait remettre en prévision d’un dîner qu’il devait offrir le lendemain à un très vieux confrère de Villelaure, le docteur Casimir Michel, et a un sieur Jean-Baptiste Picard, mécanicien au dépôt de Pertuis, mais que, ses convives ayant fait défaut, ils avaient, sa servante et lui, mangé chacun une grive ce jour-là et les deux autres le lendemain.
Or, contrairement à ses affirmations persistantes, Estachy n’avait invité, ni Michel, ni Picard.
Tout l’accablait. Une expertise en écritures aboutit à cette conclusion sans réserve que les mots « Pour remettre à M. Tournatoire, médecin à Pertuis (Vaucluse) », écrits sur la carte de visite qui accompagnait le paquet de grives étaient de sa main.

épisode 1 / épisode 2 / épisode 3

  • Le Journal, 23 mars 1942
  • Le Petit Journal, 30 octobre 1885
  • Le Français, 30 octobre 1885
  • Le Gaulois, 29 octobre 1885
[À SUIVRE…]