- Sources : Archives municipales Aix-en-Provence I1-20, n°866
L’an mil huit cent quatre-vingt 16 et le 19 9bre à trois heures du soir,
Nous, etc.
Vu les instructions de M. le Procureur (19 9bre),
Vu la lettre jointe de M. le Directeur des aliénés d’Aix, concernant la mort du n[omm]é Croce, pensionnaire du dit asile.
Nous nous sommes transportés dans cet établissement où, étant, nous avons rencontré M. Chevalier, Directeur adjoint, remplaçant M. le Directeur, absent. M. Chevalier nous a confirmé le contenu de cette lettre.
Nous avons été conduits au lieu où est mort Croce et nous avons constaté ce qui suit:
Cet endroit est une petite cour dont la moitié de la superficie est au niveau de la porte d’entrée, qui donne dans un couloir en face des cellules et salles de bain. L’autre moitié est un plan incliné aboutissant au bas d’un mur de clôture. Ce plan incliné donne une pente rapide qu’on ne peut descendre que très doucement. Ce mur a une surface plane, c’est-à-dire qu’il ne présente aucune aspérité prononcée, sauf celles nombreuses mais faibles de mortier appliquées sur ce mur. Dans la pente, on ne rencontre ni trou, ni pierre qui puissent rendre dangereuse la descente ou occasionner accident. Cette pente mesure à droite deux mètres de longueur et deux mètres et demi environ à l’autre extrémité.
Au bas du mur, à droite, dans le caniveau, nous remarquons cinq flaques de sang réunies par des traînées de sang. A l’extrémité gauche, une flaque de sang est surtout apparente et plus prononcée que les autres. C’est là, nous dit-on, que le cadavre du n[omm]é Croce a été trouvé. En face de cet endroit, sur le mur, à cinquante centimètres du sol et à trois endroits différents espacés de soixante centimètres, trois larges taches de sang et aussi des gouttes de sang éparses sur le mur.
Le défunt ayant eu le côté droit de la tête fracassé, nul doute n’existe et il nous paraît certain que la tête du défunt a été frappée contre le mur avec violence et y a laissé trois larges traces que nous voyons.
Au bas du plan incliné et du mur, près des mares de sang, on remarque dans la boue des traînées nombreuses faites sans doute au moment du drame par Croce.
Ces traces de lutte, les traînées et mares de sang ainsi disposées nous laissent penser que le n[omm]é Croce a été victime de violences inouïes et assez longues; il ne devait pas se trouver dans une attaque épileptique au moment où il a été frappé. En effet, la tête a dû porter sur le mur à cinquante centimètres du sol où sont les traces de sang et un épileptique se soulevant de terre ne pouvait atteindre cette hauteur.
Terrassé, Croce a dû essayer de se dégager en marchant sur les mains et sur les genoux le long du mur qu’il avait à sa droite.
Procédant à notre enquête, nous ne pouvons trouver aucun témoin de la dite scène sanglante; Croce et l’aliéné Mine, se trouvant seuls et enfermés; le gardien Reynaud, en ouvrant la porte de la cour, a trouvé Mine, sur le haut de la cour et le n[omm]é Croce allongé à terre dans une mare de sang.
Nous entendons M. Payan Léopold, 40 ans, qui déclare :
« Aussitôt l’accident connu, je suis arrivé sur les lieux et j’ai trouvé Croce sans vie, allongé le long du mur, près les mares de sang. L’interne de service – qui est tout seul – est arrivé avec moi sur les lieux et a constaté les blessures de Croce. je ne puis vous dire rien d’autre. »
Nous nous faisons conduire à la chambre mortuaire où se trouve le corps de Croce. Nous constatons qu’il a le dessus des mains fortement contusionné, des contusions nombreuses, mais peu graves autour de la poitrine et la région temporale et oculaires toutes fracassées. De nombreuses contusions existent sur le sommet de la tête.
Nous examinons les souliers que portait Mine, celui destiné au pied droit est tout à fait recouvert de sang.
De retour à notre commissariat, nous mandons le n[omm]é Reynaud Lucien, né à Venelles (B. du Rh.) le 16 avril 1861, de François et de Béarn [?] Marie, rue du Boeuf, 13, qui dit :
« Le 17 à midi, j’ai conduit l’aliéné Mine dans la cour où se trouvait enfermé Croce et j’y suis resté jusqu’à cinq heures du soir. Dans l’après-midi, vers deux heures et demi, je m’étais absenté un instant pour aller voir si l’eau du bain était assez chaude. Je m’étais fait remplacé par le gardien Nitt. Dans l’après-midi, le brigadier Puniel était venu me voir dans cette cour et avait constaté la présence des deux aliénés. Il n’avait rien dit.
« À cinq h[eures du] soir, j’ai laissé Mine et Croce seuls dans la cour et me suis absenté dix minutes pour aller chercher leur repas. Quand je suis rentré, j’ai trouvé Mine près de la porte. Il m’a dit qu’il avait donné un expédient à Croce que j’ai trouvé étendu dans une mare de sang et respirant à peine.
« J’ai mis ces deux aliénés ensemble sans savoir si cela était autorisé ou défendu, mais je reconnais avoir eu tort de les avoir laissés sans m’être fait remplacé comme je l’avais fait à deux heures et demi. »
Nous mentionnons à titre de renseignement que, à l’asile des aliénés, ayant interpellé Mine (aliéné). Celui-ci nous a répondu :
« Oui, je l’ai tué, je lui ai donné des coups de pied. C’était un Espagnol, un Corse, et je voulais le renvoyer dans son pays. Oui, je l’ai tué. »
C’est tout ce que nous avons pu obtenir de lui.
Nous avons établi comme suit l’état-civil du défunt :
Croce Félix, 38 ans, né à Olmeta-[di-]Tuda (Corse), le 28 septembre 1858 de Joseph Marie et de Julie X.
Vu que précédemment, attendu que la mort du n[omm]é Croce peut être imputée à l’imprudence du surveillant Reynaud,
Transmettons le présent acte à M. le Procureur en lui faisant connaître que l’inhumation du n[omm]é Croce n’aura lieu que sur le vu d’un permis d’inhumer de l’autorité judiciaire compétente.