Très tôt, les officiels aixois furent accusés d’avoir laissé faire, sans s’opposer à la mise à mort des trois hommes.
C’est pour cette raison que les officiers municipaux et le maire décidèrent trois mois plus tard d’écrire un texte qui a survécu dans les registres des délibérations communales, dans lequel ils exposent de façon très précise leur version des faits. Et de conclure : « Tels sont les faits, selon la vérité. Sommes-nous coupables ? Nos cœurs disent que nous ne le sommes pas. »
Ce texte, resté à notre connaissance inédit depuis 215 ans, méritait d’être mis au jour. Il nous replonge dans la violence de la Révolution et des malheurs qui ont accablé nos ancêtres lors des années qui suivirent…
Avertissement : Nous n’avons jugé bon d’ajouter aucun commentaire à ce texte, que nous livrons tel quel. Les notes de bas de page sont l’œuvre des auteurs de ce texte, écrit le 17 mars 1791.
- Source : Archives communales d’Aix, LL75.
Nous avons jusqu’à présent gardé le silence sur les événements qui ont affligé notre ville dans le mois de décembre dernier. Honorés à nos propres yeux par le témoignage d’une conduite irréprochable, nous espérions avec confiance que la notoriété des faits ferait seule notre justification. Mais la méchanceté des ennemis du bien public leur a fait raconter ces événements de tant de manières différentes. On s’est permis, et contre nos convictions, et contre nous, tant de calomnies, tant d’atrocités, tant de noirceurs, que nous nous croyons enfin obligés de faire parler la vérité. La voici : nous la dirons avec la fermeté qui convient à nos places. Nous ne dirons que des faits consignés dans la procédure ou dont nous pouvons nous-mêmes donner l’attestation.
Notre ville jouissait de toute la tranquillité que peut laisser une grande révolution, quand le sieur Pascalis y porta le trouble par le discours qu’il prononça le 27 septembre dernier à l’audience de la chambre des vacations du ci-devant Parlement.
Ce fait est ancien, mais nos malheurs ont eu des causes, et ces causes sont importantes à connaître.
Malgré les racines profondes que l’ancienne tyrannie conservait encore dans notre ville, malgré les nombreux ennemis de nos lois qu’elle renfermait, malgré leurs propos méprisants et séditieux, et contre l’assemblée nationale, et contre nos institutions nouvelles, et contre ceux qui les soutenaient. Malgré leurs efforts multipliés pour dégoûter et pour dissoudre notre garde nationale, notre peuple impétueux quand on l’irrite, mais juste et bon, donnait l’exemple le plus touchant du respect pour les lois et pour les personnes ; il nous soutenait par son affection, et nous nous félicitions tous les jours du calme et cependant de la rapidité avec lesquels s’opérait parmi nous la régénération publique.
Le 27 septembre, le sieur Pascalis, accompagné de sept ou huit hommes, disant faussement qu’il parlait au nom du ci-devant ordre des avocats, prononça devant la chambre des vacations, et en pleine audience, ce discours devenu célèbre où, après avoir dit que « dans des circonstances désastreuses », il venait déposer dans le sein du Parlement « les alarmes des vrais citoyens, le désespoir de la nation ». Il ajouta ces mots : « Le temps viendra, et nous osons prédire qu’il n’est pas éloigné, où le prestige dissipé par l’excès même des maux qu’il aura produits, nos citoyens rendus à leurs sentiments naturels de fidélité, de franchise et de loyauté, béniront la sagesse d’une constitution – la constitution de la Provence – proclamée par les publicistes, l’égide de la liberté sociale, le garant de la félicité publique. »
Ce discours fut regardé comme le tocsin de la contre-Révolution. Il excita d’abord chez le peuple une fureur que nous eûmes de la peine à contenir. On en vint ensuite aux conjectures sur les causes qui avaient pu y donner lieu. Bientôt, on ne trouva pas croyable que le sieur Pascalis eût prophétisé aussi publiquement la contre-Révolution sans des connaissances certaines sur quelque complot caché, et sans une assurance positive pour sa sûreté personnelle. La tranquillité avec laquelle il continua à demeurer à une campagne à une lieue de la ville, malgré les menaces réitérées du peuple d’aller l’y arrêter, augmenta les soupçons. Plusieurs officiers de Lyonnais qui allaient y voir journellement étaient depuis longtemps suspects aux patriotes. Un se figura que des soldats pouvaient avoir été gagnés ; on crut que c’était sur eux que comptait le sieur Pascalis ; et le régiment de Lyonnais, que notre peuple avait chéri si longtemps, devint pour lui un sujet de méfiance et d’inquiétude.
De quelque part, en effet, que le sieur Pascalis attendit du secours, il paraît qu’il comptait sur une défense quelconque, autre que l’appui des lois : car un de ses amis qui avait assisté avec lui à son discours disait le lendemain à un officier municipal : « Vous qualifiez d’imprudence la conduite du sieur Pascalis. Sachez que si on attentait à sa personne, il se répandrait du sang. »
La lettre au sieur Henri, musicien, que nous rapporterons dans le cours de ce récit, servira à faire voir d’où lui venaient ses trompeuses espérances. Les faits suivants vont peut-être aussi l’expliquer.
Quelque temps avant les malheureux événements des 12 et 14 décembre, nous étions informés du projet de quelques personnes d’établir un cercle sous le titre de « Société des amis de la religion et du roi », d’autres disaient sous le titre de « Société pour le maintien de l’ordre et de la paix ». Ce projet donnait des inquiétudes aux patriotes par le caractère connu des chefs, ennemis déclarés de la Constitution.
Il y avait déjà dans Aix plusieurs sociétés, soit pour l’avancement ou le maintien des lois, soit pour l’amusement des particuliers, et beaucoup de personnes ne trouvaient pas naturel qu’on voulût en établir une nouvelle avec de bons motifs.
Il y avait un cercle très nombreux sous le nom de « Société des amis de la Constitution », un autre, sous celui de « Société des anti-politiques » ou « des hommes vrais, justes et utiles à la Patrie ».
L’ancien café de Guion, connu sous le nom de « café de la Noblesse », était changé depuis quelques années en une société particulière sous le nom de « Cercle d’association » où les ci-devant nobles étaient admis exclusivement (1).
Le café Casati, placé sur le Cours, à côté de ce cercle, était fréquenté par des mécontents de divers états, et c’était là précisément qu’on faisait le plus de signatures pour le nouveau cercle.
On obtenait des signatures par des moyens suspects : on avait surpris quelques personnes, en disant qu’on n’avait pour objet que de faire des largesses aux pauvres ; d’autres, en disant qu’il s’agissait d’une compagnie qui avait des projets pour faire travailler les ouvriers ; d’autres, en leur promettant que, quand ils auraient signé, on leur ferait donner de l’argent ; d’autres enfin, en disant qu’on voulait faire revenir « les nobles » qui apporteraient de l’argent dans le pays (2).
On avait colporté les « prospectus » jusque dans les villages voisins. On annonçait que le nouveau cercle devait ouvrir ses séances par de grandes aumônes.
Le sieur Coppet, un des agents du projet, est accusé dans la procédure d’avoir dit que les membres de ce cercle arboraient la cocarde blanche. Le sieur Guiramand, vieux militaire, un des chefs, l’avait portée longtemps et nous avait été dénoncé plusieurs fois pour avoir voulu exciter des hommes du peuple à la porter, en leur offrant de l’argent ou en leur disant qu’il leur en ferait donner. Il portait à son chapeau un bouton blanc qu’il a dit lui-même être signe de contre-Révolution et un moyen de se faire reconnaître.
Diverses causes augmentaient encore l’inquiétude des citoyens.
Nous étions informés qu’il y avait depuis huit jours, à sept heures du soir, des assemblées chez un ami du sieur Pascalis, où se rendaient le sieur Guiramand, le sieur Brulard, officier de Lyonnais, qui nous avait été dénoncé comme porteur des avis des réfugiés de Nice, les sieurs Anglès, père et fils, menuisiers, le sieur Darbaud, procureur au ci-devant Parlement, trois des colporteurs du « prospectus » du nouveau cercle, et autres personnes qui sont nommées dans la procédure.
Des avis portaient qu’avant le mois de janvier, la constitution essuierait une attaque violente dans toute la France et notamment dans notre province, voisine de Nice.
Divers propos annonçaient que les anti-révolutionnaires croyaient leur triomphe prochain ; il était même échappé au sieur Guiramand de faire entendre que la vie des administrateurs serait bientôt attaquée.
Telle était la situation des choses et celle des esprits quand, le 11 décembre, à onze heures du matin, cinq personnes se présentèrent à la municipalité, non pour demander une permission, mais pour nous annoncer que le nouveau cercle ouvrirait ses séances le lendemain, dimanche, sous le titre de « Société des amis de l’ordre et de la paix ». Les députés étaient le sieur Guiramand, nommé ci-dessus, le sieur Pons, maître en fait d’armes, le sieur Blanc, commis, le sieur Darbaud, procureur au ci-devant Parlement, et le sieur Coppet, marchand gantier.
Grande rumeur dans le public. Diverses personnes sollicitent la municipalité pour qu’elle s’oppose à l’établissement de ce cercle : on craint qu’il ne devienne le principe, et peut-être le moteur d’une guerre civile. La municipalité pense qu’il n’y a point de moyen légal pour défendre à des citoyens ce qu’elle a permis à d’autres, et qu’une défense hasardée pourrait amener une explosion. Elle ne défend pas l’assemblée.
À huit heures du soir, on amène à la maison commune deux chasseurs du régiment de Lyonnais, en habit bourgeois, accusés d’avoir maltraité des femmes. Cette affaire, peu importante en elle-même, entraîna de longues discussions et augmenta la fermentation des esprits, à cause de la méfiance que l’on avait contre le régiment.
À dix heures, nous requérons le colonel de la garde nationale de faire faire des visites chez des ouvrières accusées d’avoir fait des cocardes blanches. Le résultat de ces recherches est l’aveu d’une ouvrière qui dit qu’on lui a proposé d’en faire, et qu’elle a refusé.
À onze heures, la garde nationale apporte à l’hôtel de ville un sabre couvert de sang. On amène ensuite la personne blessée à qui le sabre appartenait. Sa blessure était la suite d’une rixe entre elle et des patriotes au sujet des cocardes blanches.
Le lendemain, dimanche, les frères pénitents, dit « des Carmes », à qui les membres du nouveau cercle avaient demandé leur chapelle pour s’assembler, délibèrent de la refuser. Les membres de ce cercle avaient déjà essuyé plusieurs refus semblables.
La plupart des gardes nationaux, croyant la sûreté publique menacée, n’étaient sortis ce jour-là qu’avec des sabres en bandoulière.
Nous écrivons le matin aux municipalités de Marseille, de Toulon et d’Antibes, pour savoir s’il s’établit chez elles quelques nouveaux cercles qui puissent avoir des relations avec celui qu’on veut établir dans Aix. Nous écrivons en même temps à M. Bouche, député à l’Assemblée nationale, pour qu’il informe le comité des recherches de ce qui se passe dans notre ville.
Le nouveau cercle s’assemblera-t-il ? S’il le fait, quel sera le résultat de cette première séance ? Cette crainte met de l’agitation dans tous les esprits.
À dix heures du matin, le sieur Guiramand « se promenait devant le cercle de Guion, ayant l’air de braver le peuple. Un citoyen s’approcha de lui pour lui dire que sa présence excitait de la fermentation, et le pria, à mains jointes, de se retirer ». Guiramand « entra au café de Casati, mais il en sortit un instant après pour revenir à la même place, reprendre son même air et ses mêmes attitudes » (3).
La municipalité ne quitta pas l’hôtel de ville de toute la journée.
Dans l’après-dîner, nous interrogeâmes plusieurs ouvrières soupçonnées d’avoir fait des cocardes blanches. L’une d’elles nous confirma ce qu’elle avait dit la veille au colonel, « qu’on lui avait demandé et qu’elle avait refusé d’en faire ». Une autre nous dit qu’un officier de Lyonnais lui avait dit : « Quand on fera des cocardes blanches, vous m’en ferez une ».
Les deux cercles patriotiques étaient assemblés. Vers quatre heures, les « Amis de la Constitution » députent vers les « Anti-Politiques » pour les inviter à resserrer avec eux leur alliance.
Les « Anti-Politiques » se réunissent en corps aux députés pour aller dans le cercle des amis de la Constitution, leur jurer union et fraternité.
Quand ils passent au Cours, devant le café de Casati, ils sont sifflés par un garçon du café qui se montre à cet effet sur la porte. On répond à cette insulte par des huées.
« Chaque fois » que les députations avaient passé devant le cercle de Guion, les officiers « du régiment de Lyonnais qui étaient dans le salon du cercle en étaient sortis avec empressement, suivis de plusieurs autres personnes pour aller paraître au-devant du cercle (4). »
La scène se passe, chez les amis de la Constitution, en effusions d’amitié et en serments de patriotisme.
Les amis de la Constitution vont tous ensemble reconduire les anti-politiques. Le lieu d’assemblée des premiers est au collège, celui des anti-politiques est à l’ancien couvent des Bernardines. Il y a de l’un à l’autre une distance considérable : le Cours est entre-deux.
Les citoyens qui composaient les deux cercles passent devant le café de Guion en criant : « Vive la Nation ! » et en chantant : « Ça ira ! » Au milieu de ces cris, on entend des huées. Les membres des deux cercles formaient une colonne très allongée. La colonne presque entière avait déjà dépassé le café ; la tête se trouvait même en delà du Cours vers l’extrémité opposée ; ceux qui fermaient la marche étaient devant le café de Guion, quand les officiers de Lyonnais, debout devant ce café, les provoquent par des propos insultants : « Où va cette canaille ? Voyez cette canaille comme elle se divertit. Je leur mettrai mon épée dans le ventre. Je vais faire venir cent soldats du régiment et je les écrase tous. » Des citoyens les invitent à rentrer, ils s’y refusent. L’un de ces officiers met l’épée à la main. Un autre va la sortir du fourreau et, dans ce moment, il est arrêté et désarmé. Guiramand paraît sur la porte du vestibule. Il tire sur les citoyens un coup de pistolet. On en tire contre eux un second, toujours du vestibule. On en tire contre eux un troisième, par les fenêtres du billard du café. Plusieurs citoyens sont blessés. Le peuple crie : « Aux armes ! Ils sont armés, c’est un coup monté. » Alors, seulement, on commence à tirer contre le café (5). Il part successivement plusieurs coups de feu tant du dedans que du dehors. Les personnes qui étaient dans le café ferment la porte et les fenêtres. Le peuple casse les vitres. La plus grande partie va chercher des armes ; on accourt à l’hôtel de ville. Dans ce moment, la porte s’ouvre. Une quinzaine de personnes, dont la plupart étaient des officiers de Lyonnais, sortent, l’épée d’une main, un pistolet de l’autre, en faisant feu sur les citoyens qui restaient dans la maison. Plusieurs personnes s’étaient échappées par les toits, d’autres sortent tranquillement sans qu’il leur soit fait aucune violence. Deux seulement demeurent dans le café et sont amenées par le peuple à l’hôtel de ville. Les officiers, toujours l’épée à la main, courent à toutes jambes à leur caserne, en criant : « Soldats, au quartier ».
Quand les citoyens, qui formaient la plus grande partie des deux cercles patriotes, furent avertis de cet événement, ils étaient déjà rendus aux Bernardines.
On venait de nous annoncer à l’hôtel de ville qu’une députation de ces deux cercles devait nous faire savoir leur réunion et nous nous félicitions déjà de voir terminer avec tranquillité une journée qui nous avait causé les plus grandes alarmes quand, tout à coup une foule immense arrive et se précipite autour de nous, crie qu’on assassine les citoyens devant le café de Guion et nous demande vengeance. L’arrivée de deux personnes blessées augmente la rumeur. Le vice-maire a la plus grande peine à se faire entendre. Il promet justice. Il dit qu’on ne doit l’obtenir que suivant les lois ; il parvient à persuader qu’il ne faut s’occuper dans ce moment que du retour de l’ordre.
Dans le même temps, on nous annonce que le régiment se dispose à attaquer la ville ; on nous demande à grands cris de faire battre la générale. Nous nous y opposons. Nous pourvoyons d’une manière moins dangereuse à la sûreté publique. Nous requérons le colonel de la garde nationale de se rendre sur le Cours, d’y ranger en bataille tous les hommes armés qu’il pourra rassembler, avec ordre exprès d’y demeurer immobiles jusqu’à réquisition. Nous requérons par écrit le major, commandant du régiment de Lyonnais de consigner sur-le-champ sa troupe dans les casernes et de se rendre lui-même à la maison commune. Ordre de fermer les portes de la ville. Nous la faisons éclairer. Patrouilles nombreuses. Gardes mises aux portes du café de Guion. Publication pour que tous les citoyens, autres que les membres de la garde nationale qui se réunissent au colonel, aient à rentrer chez eux. Des officiers municipaux vont parcourir la ville pour voir par eux-mêmes ce qui se passe, et pour tranquilliser les esprits.
On avait amené à l’hôtel de ville l’officier désarmé et les deux personnes trouvées dans le cercle. Nous les mettons au milieu de nous, sous notre sauvegarde. Peu de temps après, la quartier-maître de Lyonnais et plusieurs sous-officiers viennent dire que le régiment est consigné, à notre réquisition. Les citoyens expriment toujours les plus vives inquiétudes sur le régiment, et on verra tout à l’heure que ce n’est pas sans sujet. Le quartier-maître et les sous-officiers ont la générosité de s’offrir pour otages. Le major vient ensuite. Dès qu’il paraît, plusieurs cris l’accusent et le menacent. Le vice-maire le place à côté de lui. Nous calmons les esprits en disant que le major vient nous assurer qu’il a consigné son régiment, sur notre réquisition, et qu’il répond de sa conduite.
La présence de l’officier qu’on avait amené désarmé, excitant une fermentation qui pouvait devenir dangereuse pour lui, nous l’envoyons dans les salles où le conseil général du département était en session.
Dans un mouvement de zèle, les membres du Directoire du district étaient venus se joindre à nous.
L’assemblée générale du département avait envoyé quelques-uns de ses membres dans la ville pour savoir ce qui se passait.
Nous jugeons, à l’irritation des esprit, que nous ne pouvons rétablir la tranquillité et empêcher peut-être un massacre entre les citoyens et Lyonnais qu’en faisant partir promptement ce régiment et en demandant de nouvelles troupes. Ces délibérations exigeaient le concours du département. Une discussion par lettres, qui aurait passé par l’intermédiaire du district, aurait entraîné trop le longueurs ; nous envoyâmes des députés à l’assemblée générale du département pour demander des commissaires qui vinssent se concilier avec nous. Il vint, en effet, des commissaires et l’ardeur générale pour le bien public amena successivement la plus grande partie des membres de l’assemblée générale : ainsi fut amenée la réunion des trois administrations.
Il venait d’être commis un crime envers le peuple. Il avait amené successivement à la maison communale cinq officiers de Lyonnais et plusieurs autres personnes rencontrées dans les rues et soupçonnées d’avoir été dans le café de Guion. Il lui fallait une sévère et prompte satisfaction pour le calmer et détourner ses idées de vengeance. Les membres des trois corps réunis délibèrent d’abord que les portes et les fenêtres du cercle de Guion seront murées. Les officiers municipaux rendent cette ordonnance et plusieurs d’entre eux vont en écharpes la faire exécuter.
La présence de Lyonnais nous menaçait des plus affreux désordres. Délibération unanime de faire partir ce régiment dans la nuit même et de faire venir sur-le-champ de Marseille quatre cents hommes du régiment d’Ernest.
Lyonnais cèdera-t-il à la réquisition ? L’inquiétude où l’on était sur les sentiments de ce régiment, ou du moins sur celle d’une partie de ses chefs, de qui nous tenions plusieurs camarades prisonniers, cette inquiétude, disons-nous, était extrême. On proposa d’appeler six cents hommes de la garde nationale de Marseille. Ce point fut quelque temps discuté. On connaissait le zèle et le patriotisme de nos fidèles alliés les Marseillais, mais on craignait que leur marche n’entraînât après eux beaucoup d’inconnus de divers lieux, que la curiosité ou l’amour du désordre pourrait entraîner. Enfin, il fut délibéré de demander quatre cents hommes de ce corps, en priant expressément les commandants d’empêcher que leur troupe ne fut suivie par des personnes qui n’auraient pas été requises.
Il restait un point difficile : c’était de statuer sur les officiers et les autres prisonniers détenus à l’hôtel de ville. Les retenir ou les relâcher pouvait être également une imprudence ou une injustice. Le régiment pouvait entreprendre de nous les enlever et ils pouvaient devenir l’occasion ou le prétexte d’un massacre. Le droit des gens fut notre seule règle. Nous délibérâmes de relâcher tous les prisonniers arrêtés par erreur ou qu’on pouvait croire être venus à l’hôtel de ville volontairement, et de retenir l’officier désarmé et un jeune homme blessé qui avaient été saisis dans le café de Guion.
Retournés dans leur assemblée, les membres du département firent les trois réquisitions pour Lyonnais, pour Ernest, et pour la garde nationale de Marseille.
Quand nous relâchâmes les officiers de Lyonnais, nous leur donnâmes une garde pour leur dureté, et des officiers municipaux les accompagnèrent jusqu’aux casernes.
Mais dans le temps où nous nous étions occupés avec les plus grandes peines, avec la plus grande sollicitude, de la sûreté, de la tranquillité des officiers qui étaient à l’hôtel de ville, que s’était-il passé aux casernes dans le régiment de Lyonnais ?
La ville venait de courir le plus terrible danger par une entreprise qui paraîtrait incroyable si douze témoins ne l’avaient unanimement attestée dans la procédure.
Nous avons dit qu’en sortant du cercle de Guion, plusieurs officiers avaient couru, l’épée à la main, jusqu’aux casernes et y avaient entraîné tous les soldats qu’ils avaient rencontrés. Arrivés aux casernes, ils font prendre les armes à la troupe. Ils la font ranger en bataille. Ils font distribuer des cartouches. Ils disent « qu’on égorge leurs camarades dans la ville et qu’il faut aller les délivrer ». Ils disent qu’il faut partir pour entrer dans la ville et aller délivrer leurs camarades qu’on assassinait. Ils veulent y faire entrer le régiment (6). Le commandement est fait : « Par le flanc droit ». Le régiment s’ébranle. Les tambours marchent. Ils sont déjà sortis des casernes… Où veut-on mener cette troupe ? Où est la réquisition en vertu de laquelle on la fait agir ? Quels malheurs, quels désordres vont arriver !… Honneur aux braves grenadiers ! Honneur au généreux Ferriol qui était à leur tête ! Ils refusent de marcher. Ils en font passer l’avis de rang en rang. Ils déclarent qu’ils ne sortiront pas sans une réquisition expresse de la municipalité. Ferriol leur dit : « Soyons fermes, n’allons pas nous exposer et exposer les citoyens pour de jeunes gens qui ont pu faire quelques manquements ». Le major arrive. Il déclare qu’il n’a point de réquisition pour faire marcher le régiment. Les officiers insistent. Le major leur dit : « Voulez-vous que je me perde (7) ? » Ils répliquent : « Faites-le pour nous ; nous le prenons sur notre compte. » Les grenadiers demeurent inébranlables. Un des officiers, au désespoir, se porte jusqu’à dire « que les officiers de grenadiers n’auraient jamais cru qu’ils fussent si lâches. » Il crie, en s’adressant aux soldats : « Puisque les grenadiers ne veulent pas marcher, que ceux qui m’aiment me suivent. » Quelques soldats sortent des rangs. Le major les y fait rentrer. Il consigne le régiment, en exécution de notre réquisition. Les furieux qui voulaient rendre leurs soldats assassins se trouvent ainsi enchaînés. Le régiment est sauvé d’un crime. La ville et le régiment sont sauvés du carnage (8).
Tel est le fait que les écrivains de mauvaise foi, qui nous ont calomniés avec tant d’impudence et tant d’acharnement, ont si misérablement pallié ou si indignement passé sous silence ! Ils nous ont fait un crime d’avoir éloigné le régiment de Lyonnais. Devions-nous donc le retenir après un semblable attentat ? Ils ont dit que huit jours à l’avance, il était décidé de le faire partir et que les ordres étaient donnés pour l’étape. C’est un mensonge (9). Ils ont dit que le projet en était fait pour préparer la mort de Pascalis. C’est une noirceur qu’eux seuls pouvaient imaginer. Ils ont dit qu’on s’était efforcé d’irriter le peuple. Eh ! Fallait-il donc autre chose que cet attentat pour l’irriter ?
Reprenons notre narration.
Le cri public demandait une information. Nous fîmes rechercher les témoins. Nous fîmes avertir les juges. A une heure après minuit, la procédure du tribunal était déjà commencée et nous espérions que cette mesure prompte et légale achèverait de calmer les esprits.
Cependant, le peuple agressé commençait à faire des combinaisons. On se souvient du discours de Pascalis, des visites fréquentes que lui faisaient des officiers de Lyonnais, des assemblées mystérieuses tenues chez son ami, et dont nous avons déjà parlé. On crut voir que sa prophétie était liée avec le projet d’établissement du club et, avec les agressions qu’on venait d’essuyer, on se persuada que tous ces événements tenaient à un complot qui avait menacé les patriotes et qui était lié avec un plan général de contre-révolution, dont le sieur Pascalis était ici le principal agent.
Quelques propos nous firent soupçonner au milieu de la nuit que des hommes armés étaient partis pour le saisir à la campagne où il demeurait. Les personnes à qui nous demandâmes des instructions sur ce fait, ou l’ignoraient, ou le nièrent. Tandis que nous prenions ces informations, on l’amena à l’hôtel de ville, et quelques moments après, nous vîmes encore amener le sieur Morelet (la Roquette), soupçonné d’avoir été dans le cercle de Guion au moment des coups de pistolets et, depuis longtemps, l’objet de l’animadversion du peuple, qui ne lui avait jamais pardonné la mort de deux enfants et d’une femme, que sa voiture avait écrasés en différents temps (10).
L’un et l’autre prisonniers furent en sûreté à l’hôtel de ville.
Vers cinq heures, le vice-maire va réveiller le président du département et lui dit : « M. Pascalis et M. Morelet sont arrêtés. Si la garde nationale de Marseille vient ici, elle entraînera infailliblement après elle une grande affluence de peuple ; les esprits s’exalteront mutuellement et nous ne répondons pas de la vie de Pascalis. Le régiment va partir. Nous n’avons plus rien à en craindre. Si vous êtes de notre avis, nous enverrons sur-le-champ un courrier à Marseille pour contremander la garde nationale. »
Le président ne crut pas pouvoir prendre sur lui de faire cette réquisition.
La municipalité écrivit dans la matinée au département pour lui faire la même proposition. La réquisition pour contremander la garde nationale de Marseille fut délibérée. Le courrier partit, mais il était trop tard.
Lyonnais était parti entre cinq et six heures.
Le tumulte, qui avait duré toute la nuit à la maison commune, menaçait de s’accroître dans la journée. Il fallut pour la sûreté des sieurs Pascalis et Morelet les faire conduire aux prisons. Ce ne fut pas sans beaucoup de danger. Des officiers municipaux étaient placés avec les prisonniers au milieu de la garde nationale ; un officier municipal fermait la marche ; le vice-maire et le colonel de la garde nationale étaient à la tête du détachement et fendaient le premier la foule. Plus d’une fois, la tête des prisonniers fut gravement menacée. Enfin, le détachement parvint aux prisons.
Disons ici que les prisons sont placées dans les casernes hors la porte Saint-Jean, à quelque distance de la ville, et que la maison commune est vers l’extrémité opposée. Ce fait est nécessaire à connaître pour l’intelligence de ce qui suivra.
Bientôt le peuple s’empara des canons et des boulets qui étaient dans les casernes et fut les placer à la barrière du Cours.
Le vice-maire apprit, à la maison commune, qu’on retournait aux casernes pour enlever des fusils qu’on y avait découverts. Il s’y porta sur-le-champ avec quelques hommes de la garde nationale. On trouva dans une remise, sous des fascines, neuf caisses remplies de fusils. Le peuple, qui les regarda comme des préparatifs destinés contre lui, et qui n’avait jamais cessé de demander des armes, voulait, sur-le-champ, s’en emparer. Le vice-maire ne put obtenir que ces fusils seraient portés à la maison commune, qu’en promettant qu’ils seraient distribués avec égalité aux compagnies de la garde nationale, seul moyen de les employer utilement et de pouvoir les retrouver un jour ; et ils furent portés effectivement à la maison commune avec la plus grande fidélité (11).
Il restait aux casernes des barils de poudre et des cartouches à poudre. (Lyonnais avait emporté toutes les cartouches à balle (12).) Des officiers municipaux y furent avec le peuple et tout fut porté avec la même fidélité, à la poudrière de la ville.
Cependant, l’agitation s’augmenta successivement dans la journée sur le complot qu’on croyait avoir découvert.
Les fusils trouvés sous des fascines, les cocardes blanches, les avis reçus de Nice et de Chambéry sur les mouvements des anti-révolutionnaires et, entre autres, sur le grand nombre de pistolets et de poignards qu’on disait qu’ils avaient fait fabriquer, les nouvelles désastreuses reçues ce jour même de Perpignan (13) ; tous ces faits qu’on liait avec le projet d’établissement du nouveau cercle, répandirent une épouvante générale.
Les propos échappés à divers accusés se répétaient de bouche en bouche.
Guiramand avait dit à un officier invalide : « Êtes-vous content de votre sort ? Si vous voulez entrer dans mon parti, on vous donnera une place digne de vos talents et de votre mérite ».
Le même Guiramand avait dit à un autre citoyen : « Y a-t-il dans votre compagnie des hommes sur lesquels on peut compter ?… Qu’est-ce que ça nous ferait que nous fussions d’un autre roi, pourvu que nous fussions heureux (14) ? »
Il avait dit au sieur Chausaud, fils du procureur-syndic du district : « Votre père est-il administrateur ? Je suis votre ami et celui de votre père. Soyez tranquille, il n’arrivera jamais rien ni à lui, ni à vous », et le sieur Chausaud, lui ayant demandé ce que signifiaient ces paroles, il n’avait pas fait d’autre réponse que de les lui répéter.
Il avait tenu un propos semblable à un autre citoyen. Il avait dit à un autre : « Vous verrez le sang couler dans les rues ».
Un caporal des grenadiers avait dit le dimanche que « tout le régiment porterait la cocarde blanche,… que le régiment avait été trop bon, et que, si on avait fait couler un peu de sang par les rues, les citoyens ne seraient pas si orgueilleux ».
Une femme avait dit le samedi chez un marchand « qu’il se préparait une œuvre sanglante qui éclaterait dans peu de jours » et avait recommandé instamment le « secret ».
Un soldat de Lyonnais avait dit qu’il y avait « quatre fêtes pour la Noël, deux fêtes solennelles, et deux fêtes de réjouissances ».
Un des décrétés avait dit le samedi : « Vous verrez de belles choses ».
On avait dit dans plusieurs villages des environs « qu’il y aurait une contre-révolution dans le mois de décembre et que dans peu il arriverait à Aix des choses surprenantes ».
Ces propos n’avaient pas été répandus, comme on affecte de le dire, pour exalter le peuple ; il est prouvé par la procédure de quelles bouches ils étaient sortis.
On se figura, on disait tout haut dans les rues, que le projet était de faire faire un massacre général par le nouveau cercle et par des soldats corrompus, que le jour était fixé à la veille de Noël, que cette tentative devait être soutenue par des ennemis extérieurs. On n’était pas encore assuré d’avoir évité ce danger. La plupart des citoyens, même les plus modérés, étaient dans la terreur.
Dans le même jour, Guiramand, accusé d’avoir tiré le premier des coups de pistolets du cercle de Guion, et sept officiers de Lyonnais furent décrétés de prise de corps.
L’officier que nous avions retenu à l’hôtel de ville fut décrété d’ajournement et remis en liberté.
Dans le même jour encore, il fut dénoncé à l’assemblée générale du département que les papiers du sieur Pascalis, dont s’étaient saisies les personnes qui l’avaient arrêté, annonçaient des projets de contre-révolution. Le département requit la mise de scellé sur les papiers de diverses personnes, et il fut mis par les juges du tribunal du district.
À deux heures après midi arrivèrent les quatre cents hommes du régiment d’Ernest.
Les quatre cents hommes de la garde nationale de Marseille arrivèrent immédiatement après eux et assurèrent que le porteur dépêché pour les contremander les avait rencontrés trop près de la ville pour qu’ils puissent s’en retourner.
À la suite de ces quatre cents hommes arrivèrent successivement plusieurs détachements qui n’avaient pas été requis et, après eux, des pelotons d’hommes armés se succédèrent jusqu’à dix heures du soir.
Tous ceux qui se présentèrent à la maison commune furent logés par billets dans des auberges ou chez les bourgeois.
Vers neuf heures, le geôlier vint nous exposer qu’il craignait un complot pour forcer les prisons pendant la nuit, qu’il appréhendait autant d’être attaqué dans l’intérieur que par le dehors, et il nous demanda un ordre par écrit portant de retenir le sieur Pascalis dans les prisons.
Il lui fut répondu sur ce dernier point qu’on n’avait point d’ordre à lui donner, que les vingt-quatre heures de l’emprisonnement n’étaient pas passées, qu’il devait connaître ses devoirs et s’adresser aux juges.
Quant à la sûreté des prisons, il fut délibéré par les trois administrations réunies d’en confier la garde concurremment au détachement d’Ernest, à la garde nationale de Marseille, et à celle d’Aix.
Les trois administrations réunies appellent à cet effet dans l’assemblée générale du département les commandants des trois corps. Ils y viennent. Le président du département leur dit « qu’il est de la plus haute importance de garantir les prisons de toute attaque intérieure et extérieure ; qu’indépendamment de ce qu’une pareille attaque serait une infraction à la loi, il y a dans ce moment des prisonniers, dont la conservation intéresse essentiellement le salut public par les connaissances que peut donner une procédure régulière ». Il ajoute que « les administrations leur confient ce précieux dépôt et qu’elles se reposent pour sa conservation sur leur zèle et sur leur patriotisme ».
Après ce discours, on leur remet par écrit la réquisition suivante :
« MM. les commandants des gardes nationales de Marseille, d’Aix et du régiment d’Ernest, sont requis de concourir, par les trois corps qui sont sous leurs ordres, de garder les prisons royales et de les garantir de toute violation intérieure et extérieure.
« Fait à Aix, au nom des trois administrations, du département, du district et de la municipalité d’Aix, le 13 décembre 1790.
« Signé Martin, fils d’André, président, Jaubert, procureur général-syndic, Émeric-David, officier municipal, Bernard fils, membre du Directoire du district d’Aix. »
Il est ensuite délibéré de faire partir la garde nationale de Marseille le lendemain à la pointe du jour, et on en fait la réquisition à son commandant.
Les patrouilles sont doublées. Tous les corps de garde sont renforcés. Cinq officiers municipaux et des administrateurs passent la nuit à la maison commune.
Arrêtons-nous et résumons les faits que nous venons de raconter. Que renferment-ils ? Le discours du sieur Pascalis, qui annonce au moins l’espérance d’une prochaine contre-révolution ; le projet d’établissement d’un cercle, dont un des principaux agents arborait publiquement la cocarde blanche, dont tous étaient des ennemis déclarés de la Révolution ; des démarches sourdes, des propos menaçants et incendiaires, des apparences de conspiration trompeuses, si l’on veut, mais enfin réelles, qui avaient semé la terreur ; des insultes et des provocations faites au peuple, des coups de pistolets tirés sur lui ; l’ordre incroyable donné au régiment d’entrer dans la ville ; la soif de la vengeance croissant à tous les instants chez un peuple patriote, impétueux et provoqué ; et, d’une autre part, les administrateurs mettant tous les accusés sous leur sauvegarde, employant, au milieu des dangers, tous les moyens qui sont en leur pouvoir pour le retour de la tranquillité publique, requérant enfin toutes les troupes dont ils disposent pour empêcher la violation des lois.
Poursuivons :
Vers deux heures après minuit, diverses personnes du peuple saisissent le sieur Coppet, que nous avons déjà nommé ci-dessus. Il est conduit à l’hôtel de ville et, de là, aux prisons.
Le bruit déjà répandu qu’il s’était trouvé à Aix une contre-révolution et celui de la venue des Marseillais y avaient attiré le 14 une quantité immense d’étrangers. C’était jour de marché, ce qui augmenta encore l’affluence.
La garde nationale de Marseille se rassembla le matin sur le Cours pour se disposer à partir. Le détachement qu’elle avait mis aux prisons et celui de la garde nationale d’Aix qui les gardait avec elle se retirèrent. Ernest, requis pour cette garde, conjointement avec les deux autres corps, demeura seul dans les casernes.
Environ deux cents membres de notre garde nationale vinrent sur le Cours pour accompagner au moment de son départ celle de Marseille. La plupart des officiers municipaux, plusieurs membres du département et du Directoire du district, et le colonel de notre garde nationale, s’y étaient rendus pour suivre les mouvements du peuple. D’autres étaient demeurés à la maison commune. Il se passa quelque temps en protestations d’amitié, en promesses de se secourir mutuellement contre les ennemis de la Constitution. Quelques voix demandaient la tête de Pascalis, mais le mouvement qu’elles excitèrent fut apaisé.
Enfin, à neuf heures, la garde nationale de Marseille se mit en marche. Les gardes nationaux d’Aix les accompagnent. Un peuple immense les suit. Déjà, on était sorti de la ville. Le peuple commence à murmurer de ce qu’on part « sans que justice soit faite ». Tout à coup, la foule s’écrie avec agitation : « Où allez-vous ? Ce n’est pas le chemin de Marseille qu’il faut prendre. Aux casernes ! Aux prisons ! » Le peuple se mêle au milieu des compagnies. Elles se débandent ; tout est en désordre. Le colonel fait en vain les plus grands efforts pour les rallier ; il n’en demeure sur la chaussée qu’une petite partie. Le torrent se porte aux casernes. Des officiers municipaux qui étaient présents, le procureur général-syndic du département et plusieurs administrateurs y vont avec précipitation, ainsi que le colonel de la garde nationale. Ils se rassurent par l’idée qu’Ernest, solennellement requis, défendra à cette foule l’entrée des casernes. Quel en est leur étonnement et leur douleur quand ils y arrivent d’y trouver l’enceinte déjà remplie de peuple ! La foule y était entrée, soit par la porte, soit en franchissant les murs. Des hommes armés gardaient la porte. On la leur refuse. On y met des fusils en travers pour arrêter le colonel. On crie de toute part qu’on veut « la tête de Pascalis ». Ils se flattent encore que, si on n’a pas défendu l’entrée des casernes, on aura empêché du moins l’approche des prisons.
Trois officiers municipaux, précédés d’un trompette et d’un garde de police, seule escorte qu’ils eussent pu se procurer, partent de l’hôtel de ville en écharpes et vont aux casernes. Ils ordonnent d’y porter plusieurs écharpes pour d’autres officiers municipaux qu’on leur dit s’y être rendus.
La foule, qui remplissait déjà la rue Saint-Jean, leur permet à peine d’arriver.
Le colonel et quelques officiers de la garde nationale qu’ils rencontrent hors la porte Saint-Jean leur annoncent que la fermentation est à son comble et qu’ils vont inutilement s’exposer à perdre la vie. Le colonel leur dit : « On me méconnaît. Je n’ai plus à ma disposition que les officiers qui m’entourent. » Ces considérations ne les arrêtent pas. Ils répondent qu’ils vont à leur devoir.
Dans le même temps, des cris redoublés se font entendre dans les casernes. Les chapeaux sont élevés en l’air ; on croit alors que les prisons sont forcées ; le bruit se répand que Pascalis est décollé. Les citoyens qui étaient hors la porte des casernes sont trompés par ce bruit. L’un d’eux, voyant venir les officiers municipaux, s’approche d’eux : « Hélas ! leur dit-il, je crains bien que vous n’arriviez trop tard ».
Ils accélèrent encore leur marche. Ils pénètrent avec peine dans l’enceinte des casernes et sont plusieurs fois repoussés, malgré les marques de leur caractère. Des gens armés les enveloppent et les précipitent vers la porte des prisons qui sont au fond de l’enceinte. Déjà on travaillait à en abattre la porte à coups de hache. Qu’avait donc fait la sentinelle ? Qu’avait fait Ernest, à qui on avait confié la garde ? On ne peut s’empêcher de faire cette réflexion (15). Des hommes armés de pics se disposaient à faire brèche au mur de clôture de la cour qui est très mince et peu en état de résister. On courait à l’église Saint-Pierre qui est attenante aux casernes, pour chercher des échelles. Les officiers municipaux placés devant la porte des prisons veulent en défendre l’entrée en faisant une barrière de leur propre corps. On leur crie : « Nous voulons sa mort, il est coupable, il voulait nous faire égorger, il faut qu’il périsse sur-le-champ ». On leur crie : « Il ne fallut que quarante-huit heures au mois de mars 1789 pour pendre un innocent ». C’est en vain qu’ils exhortent le peuple par tout ce qu’il y a de plus sacré, à respecter la loi. On les accuse de vouloir conserver le coupable pour l’enlever à la vindicte publique. On leur dit : « Vous soutenez les coquins, vous serez les premières victimes ».
Où étaient donc le commandant et les officiers du régiment d’Ernest ? Le procureur-général en avait inutilement cherché et fait chercher quelques-uns dans les casernes. Il ne s’en était point trouvé. Ils avaient été chez le président du département demander de nouveaux ordres, quoique la réquisition de la veille eût du leur suffire ; et le président leur avait répondu : « Les officiers municipaux sont allés aux casernes. Vous devez vous y rendre pour être à leurs ordres ».
Un particulier, député par le procureur-général pour aller les chercher, rencontra le commandant et deux autres officiers dans la rue Saint-Jean.
Dès qu’ils arrivent aux casernes, le procureur-général leur rappelle qu’on leur a fait la veille la réquisition d’empêcher les prisons d’êtres violées et que, cependant, elles sont sur le point de l’être. « Que voulez-vous que nous fassions ? » répond le commandant. « Il me semble, dit le procureur-général, que votre troupe devrait être en bataille aux ordres des officiers municipaux qui sont arrivés avant vous. »
Le commandant se tourne vers des soldats et leur dit quelques mots en allemand. Les soldats paraissent se mettre en mouvement. On imagine que le procureur-général vient de donner des ordres pour faire prendre les armes aux soldats. Des hommes armés viennent sur lui avec fureur. On lui met la baïonnette sur l’estomac. On veut le traduire aux prisons. On lui porte un coup de sabre qu’il a le bonheur qu’il a le bonheur d’éviter. Quelques gardes nationaux surviennent et le dégagent en le contraignant d’entrer dans les appartements du cantinier où, pour satisfaire ceux qui l’entouraient, ils le font garder à vue.
Un nouveau sentiment s’était manifesté dans cet intervalle vers la porte des prisons : on avait imaginé de forcer les officiers municipaux à signer eux-mêmes un ordre de remettre Pascalis. On les avait poussés avec violence ; on leur avait demandé cet ordre à grands cris. On leur annonce que leur vie en dépend. Le geôlier leur reproche avec vivacité d’être venus et les presse, pour sauver leurs jours et empêcher les prisons d’être forcées, de donner un ordre. Il présente lui-même, au travers d’une fenêtre, le papier et la plume nécessaire pour le dresser. Les officiers municipaux déclarent qu’ils n’en donneront aucun. Ils s’efforcent de se retirer pour conférer entre eux. On les sépare, en les chargeant d’injures. Les armes se lèvent et s’agitent. L’un d’eux reçoit un violent coup de crosse dans les reins. La foule crie : « Il n’y a qu’à les tuer. Il faut leur trancher la tête ». On en saisit au collet. Il est serré par autant de mains qu’il peut s’en placer sur son corps ou sur ses bras. Il est presque étouffé. On tient la pointe d’un coutelas appuyée sur sa gorge ; les baïonnettes et les sabres sont levés de partout autour de lui. On tient l’autre comme garrotté. On cherche une corde pour le suspendre et plusieurs voix indiquent celle du réverbère. On dit au troisième : « Voyez comme on tient déjà vos collègues. Si vous ne signez l’ordre, ils vont être tués, et vous après eux… » Les officiers municipaux persistent dans leur refus. Ils conjurent le peuple de hâter le moment de leur mort. Quelques citoyens honnêtes s’approchent d’eux, et les conjurent de ne pas se laisser massacrer inutilement. On leur annonce que le désordre est dans la ville, que la rupture des prisons va faire sortir cent cinquante prisonniers, que leur résistance va faire égorger tous les citoyens suspects et que, déjà, le sang ruisselle. Pour la troisième fois, on leur présente le papier à signer. Le geôlier s’emporte contre leur refus. On prend la main de l’un des trois ; on serre la plume entre ses doigts ; on lui fait tracer quelques mots. Les autres résistent encore. Tous trois signent enfin le papier fatal. Les trois administrations se le sont fait représenter. Il contient ces mots : « Permis de donner Pascalis ». L’écriture en est si troublée qu’on ne saurait reconnaître la main des signataires. On y voit que deux ont ajouté : « contraints et forcés ».
Les officiers municipaux ne se retirent qu’avec beaucoup de peine. Des personnes armées ne cessent de les environner.
C’est alors – c’est quand Pascalis était déjà saisi, quand ils s’efforçaient de sortir des casernes – qu’ils aperçoivent des officiers d’Ernest.
Du milieu des hommes armés qui les entourent, usant de la seule liberté qui leur restait, ils disent à ces officiers : « Le peuple nous désobéit. Vous voyez que tout ceci se fait malgré nous (16)« .
La portion du détachement de la garde nationale de Marseille, qui était restée au moment de la déroute à la plate-forme du bout du Cours, arrive alors aux casernes. Les officiers municipaux disent aux membres de ce corps, de qui ils peuvent se faire entendre, d’employer leurs efforts pour empêcher le crime qu’on veut commettre, et ces paroles leur attirent de nouvelles insultes de la part des hommes armés qui les entourent. Le peuple sollicite vivement cette troupe de se joindre à lui. Cependant, elle s’y refuse.
Parvenus à la porte du quartier, ils veulent devancer la foule pour aller rejoindre leur collègues. On les empêche de sortir. Ils sont obligés d’entrer dans les appartements du cantinier où était retenu le procureur-général, et où ils sont eux-mêmes gardés à vue. Là ils apprennent que le sieur Morelet, que rien n’avait annoncé jusqu’alors devoir être enveloppé dans le sort de Pascalis, a été enlevé des prisons et traduit dans la ville avec lui. Ils rassemblent leurs forces pour prier les citoyens, qui les entourent, d’exhorter le peuple à conduire ces deux prisonniers devant les juges. On les flatte de cet espoir et, en effet, le bruit se répand que Pascalis et Morelet vont être traduits au palais.
Que se passait-il à l’hôtel de ville ?
Nous avons dit que des officiers municipaux qui s’étaient présentés aux casernes sans écharpes avaient été refusés.
On se rappelle le bruit qui avait couru que Pascalis était décollé.
Le procureur de la commune, qui se rendait aux casernes, avait été arrêté par plusieurs bons citoyens, qui l’avaient conjuré de s’en retourner, en lui disant que Pascalis devait être déjà mort, et qu’il allait inutilement se mettre dans le danger, seul, et sans les marques de son caractère.
Le vice-maire et un officier municipal, qui étaient partis de l’hôtel de ville en écharpes pour aller joindre aux casernes les trois officiers municipaux, avaient rencontré un garde de police qui rapportait des écharpes à l’hôtel de ville, et qui leur avait dit : « Vous pouvez vous en retourner, tout est fini ».
Tous les officiers municipaux arrivent à peu près dans le même temps à l’hôtel de ville. Les membres du Directoire du district viennent se joindre à eux.
L’assemblée générale du département était en séance.
La municipalité et le Directoire du district délibèrent sur les moyens qui restent encore à prendre. On parle de la loi martiale ; on reconnaît l’impossibilité de la publier. Le colonel de la garde nationale avait déclaré qu’il n’avait plus aucune autorité sur sa troupe, qu’il avait été repoussé aux casernes et à la porte Saint-Jean, qu’il avait couru même des dangers, et qu’il avait à peine quelques officiers à sa disposition. Le détachement d’Ernest, qui aurait pu seul protéger la loi, n’avait aux casernes qu’environ trois cent cinquante hommes ; il était séparé de la ville à une distance considérable et bloqué par la foule des gens armés. Une multitude immense remplissait toute la rue Saint-Jean et le cours Sainte-Anne qu’il fallait traverser pour aller aux casernes. Nous avions lieu de croire que les prisons n’avaient pas été violées, mais, si elles l’avaient été, le temps manquait et la première annonce de la loi martiale précipitait immanquablement la mort de Pascalis, que nous avions encore l’espoir de sauver.
Le vice-maire propose d’aller à l’assemblée du département, qui avait jusqu’alors concouru avec nous à toutes les délibérations importantes, de l’inviter à se joindre toute entière au district et à la municipalité, et d’aller tous en corps aux casernes, pour donner des ordres sur les lieux, ou contenir le peuple par la présence des trois corps administratifs réunis.
Le Directoire du district et la municipalité en écharpes vont au département.
Le vice-maire dit :
« Messieurs,
« Vous êtes instruits de ce qui se passe. Nous n’avons plus d’autre force que celle que l’estime et la confiance du peuple peuvent nous donner. Vous partagez avec nous cette estime et l’autorité des lois. Réunissez-vous à nous. Allons tous ensemble au-devant du peuple ; nous le ramènerons peut-être en lui parlant au nom de la loi, ou nous lui en imposerons infailliblement par la majorité des trois administrations réunies. Il en est temps encore. Partons. »
Divers membres se lèvent à l’instant, et veulent se mettre en marche. D’autres proposent la loi martiale. On en démontre encore les inconvénients et l’impossibilité. Dans ce temps, quelqu’un arrive et dit : « Pascalis est dans les mains du peuple. On le mène devant les juges ». Plusieurs voix s’écrient : « Il est livré. Il va périr. Partons ». On se lève en turbe. On part, sans autre escorte que trois gardes nationaux, les quatre fourriers-serviteurs du département et deux trompettes. On apprend en chemin que Pascalis et Morelet sont au Cours. Bientôt on nous dit : « Vous n’y serez pas à temps ».
Nous arrivons au Cours… Il était trop tard. La loi était déjà violée. Consternées par le sinistre spectacle que présentaient les deux victimes suspendues aux poteaux, les administrations s’arrêtent au milieu du Cours. Le vice-maire dit à l’officier municipal qui était à côté de lui : « Peut-être ils ne sont pas morts. Devrions-nous les faire descendre ?… Qu’allons-nous raconter ?… » Un jeune homme en habit de garde nationale, ayant entendu ces mots, s’approche avec un air de satisfaction et nous dit : « Oui, faites-le descendre. Nous lui couperons la tête et nous la porterons à Marseille ». Saisi d’horreur, le vice-maire le repousse : « Retirez-vous, monstre, que je ne vous connaisse pas ». Un administrateur du département le repousse encore avec agitation. Il s’était fait dans ce moment un profond silence. Le jeune homme effrayé prend la fuite. A l’instant même, tout le peuple qui nous environnait s’écarte par tous les côtés. Nous regardons… Les bouches des fusils étaient tournées vers nous. Quel était l’objet de ce mouvement ?… En voyant la fuite du jeune homme et l’éloignement précipité du peuple qui nous entourait, les personnes éloignées, incertaines du sujet de cette agitation, cherchaient à se mettre en défense. C’est la seule idée qui ait pu entrer dans nos cœurs.
Nous retournons à l’hôtel de ville. Les officiers municipaux qui avaient été dans les casernes s’y étaient rendus. Quelques moments se passent dans la consternation et dans le silence.
Nous apprenons que les deux têtes avaient été coupées par un valet de l’exécuteur ; que celle de Morelet avait été placée sur un arbre devant le cercle de Guion, et que l’on portait l’autre à la suite de la garde nationale de Marseille.
Nous sûmes le lendemain que cette garde nationale, voyant venir après elle dans le chemin cet indigne trophée porté par une foule d’hommes armés, les avait forcés, les fusils en joue, à s’arrêter et à l’inhumer.
Vers midi, le commandant de la garde nationale de Meyreuil vient nous dire que Guiramand, décrété de prise de corps, a été arrêté à une maison de campagne dans le terroir de Meyreuil, à plus d’une lieue de la ville, et qu’on demande du renfort pour le traduire. Réquisition au colonel de notre garde nationale d’envoyer une escorte au lieu où il était arrêté. Ordre exprès donné par nous et par le colonel de n’arriver à Aix qu’à la nuit, et de conduire Guiramand directement aux prisons. Nous nous occupons à prendre de nouvelles mesures pour assurer cette disposition. Presque au même instant, on nous annonce que Guiramand est arrivé et qu’il a subi le même sort que les deux autres victimes, au même arbre où l’on avait pendu l’homme condamné à la suite des troubles du mois de mars 1789.
Deux membres de la garde nationale amènent à l’hôtel de ville un citoyen de Grenoble que le peuple avait arrêté, parce qu’il était sans cocarde nationale et qu’ils avaient eu de la peine à délivrer.
Les trois administrations font alors publier à son de trompe la proclamation suivante : « Les administrations réunies du département et du district, et les officier municipaux, profondément affligés des événements qui viennent de se passer, conjurent les bons citoyens de travailler de tout leur pouvoir à ramener la tranquillité publique ; ordonnent à tous les citoyens de se retirer dans leur maison, à moins qu’ils ne soient commandés pour la sûreté publique, et de ne sortir désormais qu’avec la cocarde nationale ».
Vers le même temps, on amène à l’hôtel de ville les sieurs Anglès père et fils. Le peuple est dans une grande fermentation. Le vice-maire et plusieurs officiers municipaux paraissent sur le perron dans l’intérieur de la cour. Ils disent au peuple armé qui les entoure : « Les prisonniers seront punis s’ils sont coupables, mais ils doivent être jugés suivant les lois. Jurez-nous que vous les laisserez conduire aux prisons et que vous les défendrez même dans la route s’ils sont attaqués ». « Nous le jurons », s’écrient toutes les voix. « Je me repose, crie le vice-maire, sur votre bonne foi et sur votre honneur. » Le serment est répété par toute la foule : « Nous le jurons ». On place les prisonniers au milieu d’une garde. On part. Le vice-maire et les officiers municipaux conduisent la marche. La foule qui les suit s’accroît à chaque instant. Malgré quelques moments très critiques, les prisonniers arrivent aux casernes.
Des députés du cercle des amis de la constitution apportent le soir à l’assemblée des trois administrations une lettre trouvée dans les poches du sieur Pascalis par l’exécuteur de la haute justice. La voici :
« Lundi 29 octobre 1790,
« Vous aurez vu sûrement avec plaisir, mon cher musicien, une personne qui a voyagé avec fruit et qui vous aura inspiré toute confiance. La principale chose qu’on lui a recommandé, c’est de veiller par ses moyens connus à la sûreté du loyal et courageux Henry ; enfin de se dévouer entièrement à ses volontés. Il a dû vous consulter et soumettre à votre décision un projet (ou une spéculation de commerce), et je suis bien aise de vous assurer de nouveau que les fonds nécessaires seront fournis, sans retard sur votre simple invitation ; ainsi ne paraissez dans tout ceci que de la manière que vous jugerez convenable, et ne craignez pas que les sources tarissent lorsque vous le jugerez nécessaire.
« J’ai mandé aux musiciens par excellence que vous étiez au-dessus des faiblesses, de l’amour-propre pour tout ce qui vous était personnel, et que sûrement vous faisiez tout ce qui dépendait de vous pour ramener les deux amateurs au premier dire ; enfin, rappelez-vous bien que ces musiciens par excellence ne vous en ont jamais imposé par mon organe, et que vous les retrouverez toujours les mêmes, ainsi que la grande majorité que je vous ai toujours citée, au reste, il y a toujours des épines dans les affaires même les plus agréables, mais il y a telle circonstance où l’ascendant que l’on prend nous rend supérieur à tout et étouffe l’envie et, en vérité, vous marchez d’un pas ferme à tout ce qui peut vous conduire à cette célébrité. Enfin, occupez-vous à rassurer vos amis pour tout ce qui peut vous défendre d’un coup de main, d’une attaque même de quelques jours, et soyez persuadé que l’on marcherait bientôt victorieusement à vous. On me charge encore de vous ajouter les choses du monde les plus remplies de reconnaissance et d’affection. Je vous recommande, mon cher musicien, une personne que vous devez connaître et qui se nommera à vous le chevalier de Gueide ; c’est toujours pour aller à vos propres vues. Il vous mettra au fait de mille circonstances que vous serez charmé de connaître.
« On s’occupe dans ce moment-ci des affaires les plus importantes, et vous savez que vous serez exactement instruit dans tous les temps. Si les horreurs se multiplient contre nos musiciens par excellence, ce sont de nouvelles armes qu’on leur donne. Adieu, mon cher musicien, je vous aime toujours davantage et vous honore de même. »
L’adresse de l’enveloppe est : « à Monsieur Monsieur Henry, musicien ».
Cette lettre est-elle supposée ? Voici un fait qui pourra servir à éclaircir la question.
La lettre annonce que le chevalier de « Gueide » aura une conférence avec Pascalis. On a trouvé dans les papiers de Pascalis la lettre suivante signée par « le chevalier de Gueide » et cette seconde lettre est scellée du « cachet de la poste aux lettres de Marseille », ainsi qu’il conste par le procès-verbal qu’en a dressé le tribunal du district :
« L’an de grâce et le 3 décembre 1790.
« Monsieur,
« J’aurai besoin de me transporter à Aix pour vous prier de consulter une affaire que j’ai. Comme j’ignore l’endroit de votre demeure, surtout ayant appris que vous étiez en campagne, je vous prie de m’envoyer votre adresse, et les jours où je pourrais avoir l’honneur de conférer avec vous.
« J’ai l’honneur d’être,
« Monsieur, votre dévoué et très humble serviteur.
« Signé de Gueide.
« Mon adresse est poste restante, à Marseille, en toute sûreté. »
La lettre d’Henry, musicien, et celle du chevalier de Gueide ont-elles quelque rapport avec le discours de Pascalis, avec le projet d’établissement du nouveau cercle, avec les propos tenus par les accusés, avec les troubles arrivés à Lyon et à Perpignan, avec les faits attestés dans la procédure prise à Marseille, et avec tous les mouvements des anti-révolutionnaires aux mêmes époques ? C’est à la France à le juger. Nous ne sommes que simples historiens des faits arrivés dans notre ville. Ce que la vérité et notre devoir nous obligent de dire, c’est que l’opinion générale lia tous ces événements les uns aux autres ; que, sans pouvoir dire quelle était la nature du complot qui avait menacé les patriotes, on se figura qu’il en avait existé un ; que la lettre d’Henry, musicien, contribua principalement à accréditer cette idée, et qu’elle augmenta même la terreur, en faisant appréhender que ce complot ne fût encore en activité dans les ténèbres.
L’assemblée des trois administrations se déclara permanente jour et nuit jusqu’au parfait retour de la tranquillité publique.
Sur le cri public, les administrations délibèrent de se faire remettre par le directeur de la poste les lettres qui viendraient à l’adresse des sieurs Pascalis, Morelet, Guiramand, Henry musicien, chevalier de Gueide, et autres personnes décrétées de prise de corps à la suite des événements du dimanche précédents.
Elles apprennent le soir que la malle du courrier venant de Nice avait été enlevée aux environs de Brignoles, quoiqu’il y eut dans la voiture deux cavaliers de maréchaussée, qu’elle avait été ensuite retrouvée à peu de distance, qu’on y avait laissé plusieurs effets précieux et qu’on avait enlevé les lettres.
Cet enlèvement fit croire que les anti-révolutionnaires avaient voulu faire disparaître des preuves de leur complot.
Pendant plusieurs jours, les citoyens effrayés, craignant qu’on n’eut fait des dépôts d’armes ou de poudre, firent des perquisitions, que les administrations ne connaissaient jamais qu’après qu’elles étaient faites, dont elles s’efforçaient à chaque fois d’empêcher le renouvellement, mais qu’il n’aurait été ni prudent, ni possible d’arrêter totalement. On porta ces recherches dans les endroits les plus cachés, jusque dans les aqueducs et dans les tombeaux, fait que plusieurs narrateurs ont relevé avec méchanceté et qui ne prouve cependant autre chose que la profonde terreur qui faisait agir le peuple, et son intime conviction sur l’existence du complot qu’il avait craint.
On amena successivement à Aix les sieurs Pons et Blanc, et le sieur Chambon, blessé au café de Guion, désignés tous trois par le peuple comme étant des principaux coupables et, malgré la fureur qui se manifesta contre eux, ils furent conduits en sûreté aux prisons par les soins de M. le colonel de la garde nationale.
On arrêta différentes personnes qui n’étaient pas décrétées et que nous fîmes aussitôt relâcher.
Toutes les municipalités voisines étaient en mouvement. Toutes nous offrirent des secours. Plusieurs d’entre elles nous envoyèrent même des officiers municipaux en députation.
La plupart des officiers de Lyonnais qui avaient été décrétés furent arrêtés et traduits dans les prisons de notre ville, ce qui contribua à tranquilliser le peuple. Nous fîmes une nouvelle proclamation pour rassurer nos concitoyens, pour les rappeler à la confiance et à la paix.
Enfin, la tranquillité publique revint quand la terreur se fut dissipée.
Tels sont les faits, selon la vérité. Sommes-nous coupables ? Nos cœurs disent que nous ne le sommes pas.
Fait à Aix dans la maison commune le 17 mars 1791
[Émeric David, maire, ci-devant vice-maire]
[E. A. Gibelin aîné, officier municipal]
[Baudisson, officier municipal]
[Guiet, officier municipal]
[J. Simon, officier municipal]
- Cette société continuait à jouir exclusivement d’une portion d’une allée du Cours, comme faisait auparavant le café, ce qui avait causé plus d’une fois de la fermentation.
- Tous ces faits sont attestés d ans la procédure.
- Ce sont les termes d’une déposition.
- Déposition d’un chevalier de Saint-Louis, membre de la société et qui se trouvait dans le salon.
- Tout ceci est copié sur la procédure et notamment sur les dépositions des personnes qui étaient dans la maison du sieur Guion et dans le cercle même. On a voulu depuis lors raconter le fait d’une manière différente. Mais dans les premiers temps, les membres du cercle disaient eux-mêmes : « C’est ce fou de Guiramand qui nous a perdus. » Le sieur Guion, propriétaire de la maison, a déposé que M. Bouneau (la Galinière), petit-fils, étant monté chez lui au moment de l’action lui dit que c’était « ce fou de Guiramand qui était le premier l’auteur de ce désordre ».
- Un soldat déposa le 17 décembre devant les trois administrations réunies qu’un officier, l’épée nue à la main, disait : « Allons retirer nos camarades des mains des infidèles ».
- C’est M. le major lui-même qui l’a déposé.
- Dans la nuit, un des officiers excitait encore les soldats en leur disant « qu’il y avait plusieurs officiers à la maison commune et quelques soldats, qu’il y avait à craindre qu’on ne les massacrât et qu’il fallait prendre les armes pour aller les chercher ». Un soldat lui répondit « qu’il ne pouvait pas leur en mésarriver, attendu qu’ils étaient dans la maison commune et qu’ils ne pouvaient pas y aller sans un ordre exprès de la municipalité et un détachement de la garde nationale ». Vers deux heures, un autre disait à cinq ou six chasseurs que « s’il restait quelques officiers ou quelques soldats, soit à la maison commune, soit dans la ville, il fallait les avoir au péril de sa vie ».
- Voici des lettres qui prouvent qu’il n’a été écrit à la municipalité de Lambesc et à celle d’Auriol pour leur annoncer l’arrivée du détachement de Lyonnais que dans la nuit du 12 au 13 décembre. Extrait de la lettre écrite par MM. les administrateurs du Directoire du département le 12 décembre 1790 à MM. les maire et officiers municipaux de Lambesc : « L’administration du département, Messieurs, vous prévient que deux cent vingt hommes du régiment de Lyonnais vont se rendre chez vous. Ils y arriveront demain lundi pour y demeurer sous vos ordres, soit à votre disposition aux termes des décrets de l’Assemblée nationale, jusqu’à ce qu’autrement il soit ordonné. Vous voudrez bien leur fournir l’étape ordinaire sur le nombre effectif. Nous ne tarderons pas à vous écrire plus amplement à ce sujet. Nous vous saluons, Messieurs, bien cordialement. » Copie de la lettre écrite le 14 décembre 1790 au Directoire du département des Bouches-du-Rhône, par les officiers municipaux de Lambesc : « Messieurs, Nous avons eu l’honneur de vous accuser réception de votre lettre du 12, portant qu’il arrivera ici deux cent vingt hommes du régiment de Lyonnais pour y rester jusqu’à nouvel ordre, et que nous leur ferons fournir l’étape ordinaire sur le nombre effectif. Vous nous marquez enfin que vous ne tarderez pas de nous écrire plus amplement à ce sujet. C’est en suite de ces ordres que le second bataillon dudit régiment, composé de trois cent neuf hommes est arrivé hier matin. L’étape lui a été fournie à son arrivée, ainsi que nous l’avons toujours pratiqué. Les officiers ont prétendu qu’elle devait être continuée. Nous y avons consenti pour aujourd’hui, mais nous ne croyons pas devoir prendre sur nous de continuer cette fourniture, ce qui serait contre l’usage, à moins que vous ne nous autorisiez à le faire. C’est ce qui nous a déterminé à vous adresser la présente par un exprès qui attendra vos ordres, n’en ayant point reçu par le courrier d’hier à soir, quoique vous nous l’ayiez fait espérer dans votre première lettre. Nous avons l’honneur d’être très respectueusement, Messieurs, vos très humbles et très obéissants serviteurs. Les maire et officiers municipaux. P.S. : Les officiers de ce régiment avaient été par nous logés chez les habitants suivant l’usage. Ils ont refusé leur logement et se sont tous réunis et logés eux-mêmes dans une auberge. Nous croyons qu’il vaudrait mieux qu’ils fussent divisés. Mais pouvons-nous les obliger à se séparer sans un ordre de votre part ? Signé Toche, officier municipal. » Copie de la lettre écrite le 14 décembre 1790 au Directoire du département des Bouches-du-Rhône par les officiers municipaux d’Auriol : « Messieurs, Nous recevons votre lettre du 13 par exprès. Nous allons tout disposer pour le logement et l’étape des deux compagnies du régiment de Lyonnais qui doivent se rendre de Roquevaire ici. Nous avons l’honneur d’être très sincèrement, Messieurs, vos très humbles et très obéissants serviteurs. Les officiers municipaux de la commune d’Auriol. Signé Pascal, maire. »
- Pour l’un de ces faits, le père de l’enfant mort avait obtenu par arrêt six mille livres de dommages et intérêts.
- Il s’est trouvé environ deux cent quatre-vingt fusils. Le major de Lyonnais nous a dit dans la suite qu’ils avaient été apportés de Marseille au mois de mars 1789 sur l’ordre de M. de Caraman pour armer notre garde nationale qui commençait à se former. Nous l’avions toujours ignoré. M. Leclerc, quartier-maître, a déposé dans la procédure que M. le major lui avait dit en partant pour Roquevaire dans la nuit du 12 au 13 : « Il existe à l’endroit où sont remisées les voitures un dépôt d’environ deux cent cinquante fusils qui appartiennent à la ville » et qu’il « lui avait donné ordre de les remettre à la municipalité ».
- Ce fait conste par la déposition de M. Leclerc, quartier-maître.
- Un membre du département de l’Aude, qui voyageait en poste, en donna publiquement la nouvelle à l’hôtel de ville le lundi 13 au matin.
- Un soldat de Lyonnais déposa le 17 décembre devant les trois administrations réunies qu’un officier de ce régiment, arrivant de Nice, avait dit aux soldats : « Mes enfants, si vous n’avez pas de pain en France, vous trouverez un autre maître qui vous en fournira. »
- Ces observations ne sont point un reproche contre le détachement d’Ernest. Les circonstances justifient sa conduite, mais comment se fait-il qu’il nous accuse, quand nous ne l’accusons pas ?
- Les officiers d’Ernest devaient regarder la réquisition qui avait été faite la veille comme suffisante pour les obliger à employer la force, lorsqu’on avait attaqué les prisons. Ces paroles des officiers municipaux, la violence qu’on employait contre eux, et les termes mêmes de « contraint et forcé » écrits sur l’ordre de livrer le prisonnier, en supposant que cet ordre leur avait été montré, devaient bien suppléer d’ailleurs à une nouvelle réquisition dont l’impossibilité était évidente. Au surplus, il faut le dire, l’emploi de la force dans ce dernier moment où Pascalis était déjà saisi, n’aurait fait que précipiter sa mort et porter la fureur du peuple contre toutes les personnes qui lui étaient suspectes.