Une enfant attaquée par une bête (Aix-en-Provence, 13 octobre 1736)

William-Adolphe Bouguereau, Le Mimosa (détail, 1899).
William-Adolphe Bouguereau, Le Mimosa (détail, 1899).
L’an mil sept cent trente six et le treizième jour du mois d’octobre scavoir faisons que nous, Sauveur Ferrier, maître chirurgien juré royal de cette ville ; que par sentence rendue de l’autorité de monsieur le lieutenant général criminel, juge royal, entre André Garcin, travailleur du hameau des Milles, et Joseph Mille, dudit hameau, nous aurions été commis pour faire rapport des morsures faites tant au visage qu’aux mains de la petite fille dudit Garcin et de l’état où elle se trouve actuellement ; qu’en procédant, nous déclarerions par quel animal lesdites morsures peuvent avoir été faites, gros ou petit, en vertu de laquelle ledit Mille auroit été assigné par exploit fait par Roche huissier pour ce jourd’hui, le treize du courant à une heure de relevée1, à comparoir pardevant nous et dans l’hôpital Saint-Jacques2 de cette ville où ladite petite fille se trouve reposée.
En exécution de laquelle sentence portant nostre commission que nous avons reçue avec l’honneur qui lui appartient et qui nous a été émanée3 par maître Burel, procureur au Siège, intervenant pour ladite Garcin, nous nous serions donc portés audit hôpital à ladite heure assignée, où nous aurions trouvé la femme dudit Garcin et sieur Joseph Chanssaud4, clerc dudit maître Burel, et ledit Mille n’étant point comparu, ni personne de sa part, quoique nous ayons attendu plus d’une heure après celle assignée, nous avons procédé à nostre commission et avons exactement visité la fille dudit Garcin, que nous avons trouvée gisant dans un petit lit5 au courroir des femmes et nous ayant été présentée par sa mère, à laquelle nous avons demandé son âge. Elle nous auroit dit icelle avoir deux ans, ce qui nous a paru vray semblable.
Gaspare Traversi (1722–1770), L'Opération, Staatsgalerie Stuttgart.
Gaspare Traversi (1722–1770), L’Opération, Staatsgalerie Stuttgart.
Nous l’avons donc trouvée atteinte d’une contusion de la partie supérieure de la joue, la cicatrice d’une plaie à la partie moyenne de ladite joue et l’impression de deux dents au côté droit de la paupière inférieure de l’oeil droit et l’autre au côté gauche de la mesme paupière de mesme oeil et, de mesme suite, le chirurgien ordinaire de l’hôpital nous ayant levé l’appareil qui lui couvroit la main droite, nous l’aurions trouvée sans aucun doigt à cette main, les phalanges de tous les cinq doigts ayant été emportés, la plaie qui restoit étant en bon état et la suppuration commençant d’être louable, ce qui nous donna lieu de juger qu’icelles blessures avoient été faites depuis environ douze ou quinze jours. Et, de mesme suite, ayant visité la main gauche, nous aurions trouvé le pouce et le petit doigt fort tuméfiés, ayant distinctement observé l’impression d’une dent à chaque doigt et, après avoir dressé un mémoire, nous nous serions retirés.
Et, étant en état de dresser nostre rapport, ledit maître Burel nous auroit tenu un comparant en réquisition, que nous aurions requis de faire signifier audit Mille, en la personne de son procureur, pour y fournir de réponse si bon lui sembloit et, n’en ayant point été fourni quoiqu’il se soit passé un tems suffisant et procédant au fait de nostre commission, après avoir mûrement examiné le suict de nostre rapport et faisant attention aux réquisitions dudit Garcin contenues en son comparant dudit jour treize du courant; nous pensons que la petite blessée est en voie de guérir des blessures que nous lui avons trouvées. La suppuration qui en résulte nous ayant paru louable, qu’icelle sera pour toujours privée de l’usage de sa main droite, puisque les cinq doigts qui en sont les parties les plus nécessaires ayant été dévorées par les dents d’un animal, le mesme qui a fait les autres morsures.
Johann Christof Merck (1695-1726), Ulmer Dogge, Jagdschloss Grunewald, Berlin.
Johann Christof Merck (1695-1726), Ulmer Dogge, Jagdschloss Grunewald, Berlin.
En telle sorte que nous estimons que les blessures que nous avons trouvées à cette petite fille ont été faites par la gueule et avec les dents d’un animal n’étant pas à nostre pouvoir de désigner de quel genre est cet animal, qui peut être un loup, un pourceau ou un chien. Ayant mesme, afin de pouvoir en donner une idée claire et distincte, conversé avec le chirurgien ordinaire de l’hôpital qui avait vu récemment les dites blessures, lequel nous auroit déclaré qu’il seroit fort embarrassé à pouvoir aussi désigner de quel genre est l’animal qui a mangé la main de cette petite fille et failli la dévorer ; en telle sorte que nous pensons que lesdites morsures ont été faites par la gueule et avec les dents d’un animal qui peut être un loup, un pourceau ou un chien.
Ce que nous certifions vray en foy de quoy nous avons fait et signé le présent.
À Aix le seize octobre mil sept cent trente six.
[Ferrier]

Notes

1 Une heure de l’après-midi (13 heures).
2 Fondé en 1519 par Jacques de la Roque, agrandi en 1565 par Mgr de Jarente, archevêque d’Embrun, l’hôpital Saint-Jacques sera agrandi 17 ans après la présente affaire par Mgr de Brancas, archevêque d’Aix (1753). Dans son testament, Jacques de la Roque avait stipulé que l’on devait y admettre tout homme, quelle que fût sa croyance, « etiam diabolus » (même le diable!) et que l’on ne devait y admettre aucun administrateur issu du clergé, « etiam Papa » (même le pape!). En 1736, on conservait dans la chapelle de l’hôpital un crucifix en bois qui était vénéré. Il disparut à la Révolution. Sur les fondations de l’hôpital Saint-Jacques s’élève aujourd’hui l’hôpital d’Aix-en-Provence.
3 Le texte original est « … avec l’honneur que lapartient et que nous a esté emanée par… ».
4 « ioseph chanssaud » (sic).
5 « … la fille dud garcin que nous avons trouvee gissans dans un petit lict… ».
  • Sources : Archives municipales d’Aix-en-Provence, cote BB219, f°298.

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