Soupçons de meurtre (Aix-en-Provence, 7 février 1873)

  • Sources : Archives communales, I1-15, n°170

(7 février 1873)
L’an mil huit cent, etc. (sic)
[Pardevant] Nous, Monge Hippolyte, commissaire de police, etc.
Procédant à une information afin notamment de rechercher et interroger deux individus désignés dans les pièces ci-incluses, à l’occasion de la part qu’ils sont soupçonnés d’avoir prise à un empoisonnement dont aurait été victime leur soit-disant associé, le nommé Moutte Henri, âgé de 26 ans, né à Valensole (Basses-Alpes), demeurant à Saint-Marcel, banlieue de Marseille, où il était employé comme charretier par un nommé Arvieux, avons d’abord entendu les déclarations du sieur Gibert Baptistin, charretier à Aix, rue Lice Saint Louis, n°11, fils d’Anselme et de Marie Descari, célibataire, lequel a déclaré ce qui suit:

« J’avais eu occasion de connaître le sieur Henri Moutte chez le n[omm]é Foucaud Claude, m[archan]d de fruits à Aix, où je l’avais remplacé comme garçon charretier. En quittant Foucaud, Moutte obtint un emploi de même nature chez un n[omm]é Alexis Jules, chocolatier à Aix, place de la Mairie, qui l’employa pendant deux ans, mais ce dernier patron fut obligé de l’éconduire à la suite de vols par abus de confiance, résultant de tromperies sur la valeur des fruits et denrées coloniales dont il était chargé de faire l’acquisition au nom dudit Alexis, dans les départements limitrophes. Ainsi, Moutte établissait des comptes exagérés et au-dessus du coût des marchandises. Le sieur Alexis, ayant discerné ces abus, expulsa de sa maison ce serviteur infidèle en lui observant qu’il s’abstiendrait de le dénoncer à la justice, mais qu’il exigeait toutefois qu’il le désintéressa dans une certaine mesure, au sujet des détournements qu’il avait opérés à son préjudice.
« Après avoir effectué sa retraite de chez le sieur Alexis, j’employai moi-même le sieur Moutte comme charretier pendant un mois, à l’expiration duquel il abandonna mon service, l’été dernier.
« Ultérieurement, il m’écrivit pour m’informer qu’il était placé à Saint-Marcel, banlieue de Marseille, chez un n[omm]é Arvieux, charretier. Depuis, il est venu deux ou trois fois à Aix, et en dernier lieu le 26 du mois précédent.
« En arrivant ce jour-là de Gardanne, vers le soir, je trouvai Moutte à la maison où il m’attendait. Nous dînâmes ensemble et, le lendemain, d’après le désir qu’il m’exprima, je lui indiquai l’adresse de Me Arnaud-Thérèse fils, avocat à Aix, qu’il consulta notamment sur l’opportunité de son projet de s’établir ici comme marchand de fruits, en l’état de sa situation vis-à-vis du sieur Alexis, son ancien maître, et dont il redoutait le contact.
« Sur l’avis exprimé par l’avocat et peu de nature à encourager Moutte et à seconder ses vues, il ne me dissimula point en sortant de chez Me Arnaud-Thérèse qu’il était fort contrarié et qu’il serait bien heureux si les roues de sa charrette lui passaient sur le corps. Peu d’instants après, je l’accompagnai à la gare où il prit le train pour Marseille. En présence du désespoir auquel je l’ai vu en proie, je ne serais pas surpris qu’il eût cherché à se détruire.
« D’un autre côté, il n’a jamais existé aucune espèce d’association entre Moutte et moi et je l’avais occupé comme domestique, ainsi que je l’ai déjà dit, à une époque où il ne savait quelle direction prendre, car il avait dû se dessaisir d’une grande partie de son argent pour apaiser son ex-patron Alexis, victime de ses vols, et auquel il céda une somme de 400 à 500 f[ranc]s. Moutte avait eu occasion de connaître le sieur Leydet Gaspard, dit Plat, mon ami, mais il ne lui était uni par aucun lien d’amitié particulière. Quant au matériel dont je dispose, consistant en charrettes et bêtes de traits, je pourrai prouver qu’il m’appartient en invoquant le témoignage de ceux qui me l’ont vendu et qui sont les nommés Leydet Gaspard, dit Plat, mon ami, demeurant à Aix, rue du Puits-Neuf, Rollin, entrepreneur du canal du Verdon à Aix, Lafont, maître-maçon, rue Bellegarde n°35, un aubergiste dont le nom m’échappe et demeurant au quartier Notre-Dame, route de Marseille, et enfin un nommé Gibert Honnorat, propriétaire au quartier de Fondlèbre, terroir d’Aix. Toutefois, ils ne m’avaient pas muni de reçus.
« Dans le courant de l’été dernier, Moutte m’avait dit qu’il avait contracté une maladie vénérienne, mais j’ignore s’il lui a été donné des soins à ce sujet. Un individu dont je ne connais pas le nom et désigné sous la dénomination du Lapin, demeurant à Marseille (je ne sais l’adresse), mais qu’on pourrait trouver sur la place des Hommes à Marseille, où se réunissent les conducteurs de tombereaux, pourrait fournir des indices très utiles sur Moutte. »

Le sieur Alexis Jules, âgé de 51 ans, chocolatier à Aix, confirme, en ce qui le concerne, les assertions de Gibert.

Le sieur Leydet, Gaspard, dit Plat, âgé de 27 ans, propriétaire à Aix, rue du Puits-Neuf, n°38, corrobore le récit de Gibert, dit que ses rapport personnels avec Moutte ont été insignifiants, ni toute association avec lui.

Il résulte des dires des vendeurs désignés par Gibert et qui ne sont pas étrangers à Aix, qu’ils ignorent que Moutte eut concouru au paiement du matériel appartenant à Gibert qui, d’après eux, vit facilement du produit de son travail et va se marier avec une personne dont la famille est estimée
Une perquisition opérée chez Gibert et Leydet, dit Plat, n’a amené la découverte d’aucun objet marqué aux initiales du défunt, ni de la couverte de cheval à carreaux marrons qu’il avait pu oublier à Aix, ni d’aucune substance toxique. Seulement Gibert nous a désigné comme appartenant à Moutte trois pantalons de diverses natures, d’un chapeau de paille et une paire de souliers qu’il avait laissée depuis longtemps chez lui. D’un côté, Leydet passe pour posséder un avoir de trente mille francs que lui aurait laissé sa famille. Quant à ses bêtes de trait, elles lui ont été vendues, dit-il, par divers maquignons sur des champs de foire et personne ne sait qu’il existât une association entre Moutte, Gibert et Leydet, dit Plat.

Me Arnaud-Thérèse, fils, avocat à Aix, rue des Quatre-Dauphins, déclare ce qui suit :
« J’ai eu occasion, le 26 du mois dernier, d’adresser des reproches à Moutte Henri, relativement aux vols commis par lui au détriment du sieur Alexis, chocolatier à Aix, dont il aurait été le domestique. Je fus amené à lui dire que, s’il venait se fixer à Aix, le sieur Alexis serait encore dans les délais pour le dénoncer.
« Moutte se mit à pleurer en se plaignant d’avoir été lui-même ignoblement exploité par le sieur Alexis qui aurait exigé que Moutte le désintéressât jusqu’à concurrence de 500 f[ranc]s à l’occasion des détournements représentant la valeur de 250 f[ranc]s. Moutte Henri sortit tout troublé et me laissa l’impression d’un homme d’une anxiété désespérante, mais je crois Gibert et Leydet incapables d’avoir coopéré le moins du monde à la mort de Moutte. »

De tout quoi, nous clos le présent procès-verbal, le 10 février courant et auquel sera joint le dossier communiqué.
Fait à Aix, etc. (sic)