Le marchand de blé agressé (Rognes, 22 décembre 1837)

Le 10 mars 1838 se tenait aux Assises d’Aix un procès qui avait attiré du monde. Au pre­mier rang se trouvait un nom­bre considérable de jeunes pay­sannes au regard à la fois étonné et curieux et aux joues fraîches et rouges d’émotion. Elles venaient de Rognes (Bouches-du-Rhône) pour assister au procès d’Isidore Mouret, de Rognes lui aussi.
Ce jeune homme, bien bâti et beau garçon, était accusé de tentative d’assassinat sur la personne de G., un marchand de blé de Rognes. Il lui avait, début 1838, cassé le bras à coup de bâton dans l’intention de le tuer.Le 10 mars 1838 se tenait aux Assises d’Aix un procès qui avait attiré du monde. Au premier rang se trouvait un nombre considérable de jeunes paysannes au regard à la fois étonné et curieux et aux joues fraîches et rouges d’émotion. Elles venaient de Rognes (Bouches-du-Rhône) pour assister au procès d’Isidore Mouret, de Rognes lui aussi.

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Vue générale de Rognes vers 1910. DR.
Vue générale de Rognes vers 1910. DR.

Le procès d’une « vedette »

Ce jeune homme, bien bâti et beau garçon, était accusé de tentative d’assassinat sur la personne de G., un marchand de blé de Rognes. Il lui avait, début 1838, cassé le bras à coup de bâton dans l’intention de le tuer.
À Rognes, Mouret était très populaire, surtout auprès des jeunes filles du village auprès desquelles il avait beaucoup de succès. Cela explique la présence d’une telle délégation féminine aux premiers rangs du tribunal.
Face à ses juges, Mouret présente une allure des plus assurées qui contraste de façon flagrante avec sa prétendue victime, G. Cet homme ne paie pas de mine. Coiffé d’un sale bonnet de coton, arborant autour du coup une immense écharpe, il a le teint blême et une longue barbe. Ajouté à cette impression gênante le concernant, il parle aussi avec une voix cassée et se déplace de manière chancelante. C’est dire s’il fait pâle victime face à l’homme qu’il accuse.
Cette allure n’est peut-être pas si anodine. C’est que G. est un homme détesté à Rognes. Se vêtir si tristement pourrait être un moyen d’emporter la pitié du jury. Détesté ? Par plus d’un, oui. Il a dans la salle autant d’ennemis qu’il y a de Rognais.
G. est un marchand de blé, a-t-on dit. Cet homme est bien connu dans le village pour prêter de l’argent à ceux qui en ont besoin. Et à trop prêter, on s’attire des animosités et on se fait des ennemis. Et Mouret était de ceux-là…

L’agression

Le 22 décembre 1837, G. revenait du marché de Pertuis (Vaucluse). Pour rentrer à Rognes, il devait nécessairement passer le pont de la Durance, près de Saint-Christophe. Là, il dépassa une charrette de farine qui était conduite par Mouret et son frère. Tous deux allaient à Marseille.
Isidore Mouret fait alors descendre son frère qu’il charge du manteau qu’il avait sur le dos en échange duquel il lui demande de lui prêter son fouet et sa blouse. Puis, il prend lui aussi le chemin de Rognes, alors que sa route normale aurait dû lui faire prendre le chemin de Saint-Estève. Plusieurs témoins, qui ont croisé Mouret, attesteront au procès qu’il l’avait vu aller d’un bon pas après le marchand de blé, donnant l’impression de vouloir le rattraper.
L’un d’eux, nommé Jourdan, vit même en passant que celui-ci tenait à la main une canne au point de lui crier :
« As aqui uno bravo cano (En voilà un bon bâton).”
Ce à quoi Mouret répondit :
« Es per miés mi règgi (C’est pour mieux me soutenir). »
Arrivé à un bon quart de lieue de Rognes (1 kilomètre), G. mit pied à terre, en haut d’une descente qui menait au village, probablement sur le chemin de Versaille. Soudain, il sursauta en entendant dans son dos la voix de Mouret qui venait vers lui en criant :
“Cette fois, tu ne m’échaperras pas.”
À l’instant même, le jeune homme, avec l’aide d’un gros bâton, lui aurait porté dix coups à la tête que G. eut bien du mal à éviter, n’ayant que ses bras pour se protéger. Ses deux bras qui furent tous deux fracturés…
Enfin, Isidore Mouret s’éloigna, voyant sa victime étendue à terre. S’étant à grand peine relevé, G. se traîna jusqu’à Rognes où il arriva à six heures du soir.

Les débats

Au procès, le président interrogea G. :
“Avez-vous positivement connu Isidore ? Est-ce bien lui qui vous a battu ?
— C’est lui, c’est archi lui, s’écria le pauvre G. Il était jour encore et je n’ai pu me tromper.”
Mouret, lui, assurait n’avoir ni battu, ni même rencontré G. ce jour-là. Il affirmait être arrivé au village une heure avant lui.
Pourtant, quelques preuves semblaient accuser Mouret : la gravité des blessures et puis ce bâton, cette « canno » que le témoin Jourdan jure avoir vue dans les mains de l’accusé. Pourtant Jourdan, rappelé à la barre, assura qu’on l’avait mal compris quand il avait dit : « As aqui uno bravo cano. » Le voici qui, désormais, assurait que par canno, il parlait, non d’un bâton, mais d’un simple roseau, en tout cas pas de quoi causer les graves blessures subies par G.
Le palais de justice d'Aix-en-Provence. DR.
Le palais de justice d’Aix-en-Provence. DR.
Un autre témoin vint aussi attester que le bâton dont lui avait parlé Jourdan était du volume d’un parapluie dans son fourreau. Aussi le président, irrité, lui rappela-t-il qu’il avait “levé la main devant Dieu et juré de dire la vérité”. Rien n’y fit. Jourdan répétait obstinément : « ère uno cano dé canier. » (« C’était une canne de cannier. »)
Évidemment, la défense n’espérait pas une aide aussi providentielle. L’accusation, en revanche, ne se laissa pas démonter. M. Lieutaud, substitut du procureur général, accabla Mouret dans sa plaidoirie.
Mouret, lui, était défendu par un célèbre avocat du barreau d’Aix, Me Gustave de Laboulie[ref]Gustave de Laboulie (Aix-en-Provence, 1800-Baden-Baden, 1867) était, outre ses fonctions d’avocat, député des Bouches-du-Rhône de 1834 à 1837, puis de 1848 à 1851. Il était légitimiste. [/ref], qui fit des calculs au sujet des heures d’arrivée de chacun des deux hommes à leur domicile pour en tirer un alibi à son client.
On posa donc au jury deux questions, l’une sur la tentative d’homicide volontaire, l’autre sur la commission de coups et blessures. À ces deux questions, le jury se prononça négativement. Mouret était acquitté !
Celui-ci bondit vers les témoins en exprimant une joie expansive. Il remercia même les témoins à charge. Il s’empressa aussi de serrer la main droite de Jourdan avec effusion.
G., lui, resta un moment stupéfait. Puis, revenant à lui, il prit son bonnet, le mit d’un air stoïque sur sa tête et sortit de la salle. De nombreux témoins assurèrent qu’on le trouva sortant du tribunal dans une meilleure forme physique que celle qu’on lui avait constatée pendant les débats.
Une discussion survint entre les spectateurs du procès :
« J’en conclus qu’il est permis de casser les bras à un usurier », disait un jeune homme.
« Concluez-en seulement, répondit l’autre, qu’il n’est pas permis d’être un usurier. »
  • Source : Le Mémorial d’Aix, 17 mars 1838.

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